Mais on parle moins des violences silencieuses nées de l'atmosphère de haine qui s'est insinuée entre familles et amis depuis la présidence de Trump, et que la pandémie de Covid-19 a encore exacerbée.
Depuis quelques semaines, Maggie n'a plus rien posté sur Facebook, ni même ajouté son grain de sel aux commentaires anti-Trump ou pro-Biden postés par ses amis. L'un de ses anciens camarades d'école, Rog, qui a le même âge qu'elle (82 ans) lui a envoyé un message sur Messenger pour prendre de ses nouvelles. "Tu vas bien Maggie ? Je n'ai plus rien lu de toi ces derniers jours. Tu n'es pas malade j'espère ?"
Avec le Covid-19 qui est toujours bien présent en Californie, les anciens s'inquiètent toujours quand les communications s'arrêtent. Maggie lui a répondu qu'elle n'osait plus faire le moindre commentaire sur les réseaux sociaux car elle s'est fait très brutalement critiquer, littéralement traiter de tous les noms pour être plus précise, par son oncle, qui lui a téléphoné en lui parlant de manière si violente qu'elle en est encore tout ébranlée. Son oncle ? Mais quel âge peut-il avoir ? Entre 90 et 95 ans peut-être ? Et elle a peur de lui ?! Un oncle trumpiste sans nul doute, comme il y en a beaucoup trop. Une grande tristesse s'empare de Rog. Comment peut-on agir ainsi envers cette femme âgée, plutôt gentille et timide, quand elle exprime, à juste raison, ce qu'elle a au fond du cœur ? Mais telle est la loi des réseaux sociaux, qui en cas de crise deviennent le creuset des sentiments les plus bas et des insultes gratuites. Il en est de même dans toutes les familles, censées être libérales au sens américain du terme, qui se sont découvert des parents ou cousins pro-Trump exprimant des idées racistes ou se faisant le relais de fake news ou de théories du complot. Une forme de haine rancunière s'est ainsi sinueusement infiltrée dans les relations familiales, autrefois relativement cordiales. On n'avait jamais connu cela avant, disent la plupart des gens.
La gérante du magasin est pro-Trump ...
Peu après, on apprend, en la rencontrant par hasard, que la caissière la plus serviable du supermarché bio d'une autrefois paisible communauté du Ventura County, qui était revenue, amaigrie, le cheveu rare, après plusieurs mois de grave maladie, s'était brutalement fait virer. C'était, de très loin, la meilleure caissière, celle qui faisait transparaître son sourire généreux au travers du masque, qui demandait toujours comment on allait, qui essayait d'apporter une note optimiste à la morosité ambiante en parlant du soleil, du beau temps, du taux rassurant de contamination de la communauté locale. Elle a perdu son emploi du jour au lendemain parce qu'elle a voulu défendre les droits des autres employés du supermarché, des Mexicains pour la plupart, ceux qui font le sale boulot d'arranger les stands, approvisionner les stocks, et aident les clients qui n'ont plus le droit de remplir eux-mêmes leurs sacs de graines en vrac, de crainte de propagation du Covid et qui, apparemment, étaient traités de manière ignoble. La caissière précise que la gérante du magasin est pro-Trump – ce qu'elle n'affiche pas publiquement car la clientèle du magasin bio n'apprécieraient pas forcément.
Sur la vieille route qui longe la nouvelle autoroute s'entassent depuis quelque temps des camping-car délabrés, pas le genre de ceux des vacanciers de luxe, mais plutôt des sortes de misérables maisons ambulantes, celles des Américains qui ont tout perdu : travail, maison, voiture, suite aux incendies ou au chômage. Jamais ils n'ont été si nombreux. Et ceux qui survivent dans cet abri sur quatre roues sont les plus chanceux. Tant d'autres, dont le nombre s'est multiplié de manière exponentielle, n'ont aucun toit pour les protéger. Les sans-abri étaient déjà plus de 150.000, seulement en Californie, fin 2019. On estime que ce chiffre augmentera de plus de 20 % en 2020.
Ce ne sont là que des exemples d'une contamination peut-être tout aussi douloureuse et dangereuse que celle de la pandémie : les souffrances silencieuses, quotidiennes, d'une population grandissante. Auxquelles s'ajoute une peur panique. Celle d'attraper le virus est presque marginale comparativement à la crainte d'un avenir qui n'offre guère d'espoir. Une peur que partagent familles avec enfants, encore maladroitement scolarisés à distance pour ceux dont les écoles sont encore fermées, mais aussi travailleurs privés d'emploi, Mexicains, noirs américains, ou blancs "ordinaires" appartenant aux classes autrefois dites "modestes" de la société, qui approchent dangereusement le niveau absolu de pauvreté.
110.000 Californiens ont acheté une arme à feu
Il est bien connu que la peur est en elle-même vecteur de violence. Une incroyable démonstration de ce phénomène ressort de chiffres publiés par le Los Angeles Times le 17 octobre 2020 : Depuis l'arrivée du coronavirus en février dernier, plus de 110.000 Californiens ont acheté une arme à feu. La majorité des acheteurs, 57 %, sont des gens qui possèdent déjà un fusil ou un revolver. Mais les 43 % restant sont des citoyens qui n'avaient pas encore d'arme à feu, et jamais envisagé de s'en procurer une. A l'échelle nationale, précise encore Melissa Healy, auteure de l'article, 2,1 millions d'armes à feu sont entrées dans les foyers de citoyens américains.
Pourquoi cette ruée sur les armes ? Lorsqu'on leur a demandé quelles préoccupations avaient été prises en compte dans leurs achats, explique Melissa Healy, 76 % des acheteurs d'armes récents ont déclaré qu'ils s'inquiétaient de l'anarchie qu'avaient entraîné aussi bien la pandémie que la situation politique, et qu'ils craignaient que le gouvernement n'aille "trop loin". Près de 38 % ont même dit craindre un "effondrement du gouvernement".
Daniel W. Webster, expert en prévention des blessures à l'université Johns Hopkins, a qualifié la création de nouveaux foyers propriétaires d'armes à feu, née de la combinaison du stress, de la peur et du désespoir liés au Covid-10 de "surprenante et très inquiétante".
Les chercheurs de l'UC Davis indiquent clairement que, dans un contexte d'urgence nationale, chaque tendance observée - augmentation du nombre d'armes à feu en circulation, création de nouveaux foyers possédant des armes et assouplissement des pratiques de stockage de nombreux foyers - est susceptible d'accroître le risque d'accidents, de suicides et de violences liés aux armes.
"Surveiller les élections"
Autre source d'inquiétude, les "observateurs" armés, appelés "Army for Trump" par le président, qui les exhorte dans plusieurs Etats à "surveiller les élections", et dont les possibles excès pourraient s'avérer aussi dangereux que les manifestations armées ayant enflammé le cœur des grandes villes ces derniers mois. D'autres violences sont à craindre envers des éléments vulnérables de la population qui rempliront légitimement leur devoir électoral.
Quel que soit le résultat d'un vote qui s'avère plus que jamais crucial pour l'avenir du peuple américain, ces violences silencieuses aux causes multiples et surgies de partout seront longues à apaiser.