"J'ai cru que j'allais mourir", dit Yoko, habitante de la banlieue sud de Tokyo. "J'ai eu si peur pour elle", ajoute son mari, Takeshi, qui était dans l'avion quant la terre est devenue "folle", selon les mots d'un vieil homme.
Trois mois après le séisme et tout ce qu'il a emporté dans son sillage, le traumatisme est encore à vif. Laissant de côté leur traditionnelle discrétion lorsqu'il s'agit d'exprimer leurs sentiments, les Japonais semblent davantage avoir envie de parler. Et c'est l'une des premières choses qui frappent quand on retourne au Japon après un an. "Maintenant le plus effrayant, c'est cette menace invisible qui pèse sur nous, qu'on ne peut ni voir ni sentir", dit Takeshi. Ce jeune homme d'une quarantaine d'années, cadre dynamique dans une compagnie internationale, dit n'avoir "aucune confiance" en les médias ni en son gouvernement, et consulte tous les jours des blogs d'experts scientifiques "sérieux", seule source d'information fiable, selon lui. "Beaucoup de reproches sont faits à Naoto Kan", l'actuel Premier ministre, "mais aucun gouvernement n'aurait su mieux gérer une telle urgence", temporise sa femme.
Tous les Japonais rencontrés expriment la même méfiance envers leur gouvernement, et une lourde rancœur envers la compagnie Tepco, et certains s'associent même aux quelques manifestations anti-nucléaire, d'ampleur assez modeste toutefois, improvisées à Tokyo, Kyoto ou Hiroshima. Et pourtant, en dépit de ces critiques contre la manière dont les autorités ont géré les urgences, et surtout la plus sensible, Fukushima, tous sont solidaires pour aider leur pays à se relever. Yoko et Takeshi, qui avaient prévu un voyage à l'étranger, l'ont annulé pour cette année, pour "dépenser leur argent au Japon", et après un temps d'hésitation, ils ont fêté les cerisiers en fleurs en avril, et recommencent, comme tout le monde, à aller au café et au resto le soir.
Personne ne se plaint d'avoir à monter des escaliers dans le métro, les grands magasins ou les bâtiments publics (escalators et ascenseurs, sauf ceux réservés aux personnes à mobilité réduite, sont à l'arrêt pour économiser l'électricité) ni de circuler dans des rues sombres le soir, et les gardiennes de musée se sont protégées du froid avec des couvertures avant que ne revienne la saison chaude dans les musées non chauffés. Et on se met, ou se remet, au vélo, moyen de transport beaucoup plus utilisé désormais, dans toutes les villes, surtout les quartiers populaires. Au point qu'il faut longer les murs sur les larges trottoirs pour éviter la collision… Piétons et cyclistes font toutefois bon ménage, se laissant alternativement une priorité spontanée d'un bref salut de la tête.
Autant d'attitudes civiques démontrant clairement que les Japonais sont unis dans leur volonté de participer au redressement de leur pays, quelle que soit leur opinion à l'égard de leur gouvernement. Unis également pour participer à l'effort national dans les zones sinistrées. De grands nombres de jeunes couples, de familles, de groupes d'amis, ou de personnes seules, se déplacent de tout le Japon pour se rendre à tour de rôle dans le nord, le temps d'une semaine de vacances, ou d'un week-end, et donner un coup de main dans la tâche gigantesque de déblayage et de nettoyage, ou de secours aux victimes.
"C'est l'évidence, il faut y aller, la question ne se pose même pas", affirme une jeune Tokyoïte, Haruka. Elle-même travaille dans une banque anglaise, qui emploie une dizaine de Français. Elle raconte que "tous, sauf un, sont partis pendant plusieurs jours quand leur ambassadeur a annoncé avoir affrété un avion spécial. Cela a fait un vide terrible pour le travail, heureusement nous avons eu beaucoup d'aide de nos collègues de Singapour". Si tous les Français sont partis "en agissant correctement et poliment", l'un d'entre eux, âgé de 29 ans, s'est précipité à l'aéroport sans prévenir sa directrice, ni s'excuser auprès d'elle quand il est revenu. Stupeur et tremblements… Quand il est revenu et a repris son poste, personne ne lui a fait le moindre commentaire ni ne lui a posé de question. Pas même sa directrice. "Elle a beaucoup trop de travail, elle pas le temps de s'occuper d'un gamin", commente Haruka, la voix nouée. Mais elle dit ne pas en vouloir aux Français qui sont partis. "Je ferais probablement la même chose, moi, si j'étais à Paris, si je ne comprenais rien à ce qui se passe parce que je ne parle pas la langue, si j'avais une famille au Japon qui s'inquiète, et un ambassadeur qui me dit qu'il faut partir"…
D'ailleurs, aucune des personnes rencontrées n'a semblé avoir de ressentiment envers les Français et autres étrangers envolés. Au contraire, à trois reprises, des personnes âgées, plus communicatives qu'autrefois elles aussi, nous ont spontanément abordé pour entamer des conversations faites de gestes, de mimiques et de quelques mots d'anglais, et nous demander pourquoi on venait dans leur pays "fragile, déglingué", et nous remercier. Ce besoin de parler, encore et toujours. Besoin aussi de se raccrocher aux vraies valeurs : l'amour, l'amitié, la famille, les copains, la culture, la musique, la littérature.
Bizarrement, les jeunes des quartiers branchés d'Ikebukuro, Shinjuku et Harajuku, mais aussi de Nagoya, Kyoto ou Hiroshima, manifestent plus de joie et d'exubérance, et sont plus provocateurs, dans leur look, leur attitude, leur manière de s'interpeller à voix haute, de piquer des fous-rires, ou d'adresser la parole aux étrangers. Et on voit davantage de couples, jeunes et moins jeunes, se tenir par la main, chose très rare autrefois. D'ailleurs le nombre de mariages a sensiblement augmenté depuis trois mois. Malgré la peur, et le doute, exprimés sans ambigüité, les Japonais se ressaisissent, et semblent décidés à ne pas se laisser abattre. Car après tout, "il faut vivre". Vivre "avec", précise Haruka.