Sergio Vieira de Mello: s'il était encore là…
Il y a tout juste dix ans, le 19 août 2003, l'envoyé de l'Onu trouvait la mort à Bagdad, dans le plus grand attentat dirigé contre les Nations Unies, avec 21 autres victimes. S'il était encore là, qu'aurait-il accompli? Le monde serait-il meilleur?
Il y a quelques jours, la décision du Président Obama d'annuler sa rencontre prévue avec le président Poutine a été accueillie positivement par nombre de commentateurs politiques. Dans son édition du 11-12 août, Le Monde a consacré à ce geste un éditorial au ton moralisateur: "Un camouflet américain à M. Poutine: une bonne nouvelle", concluant: "Il était temps. Les Européens seraient bien inspirés d'en tirer quelques conclusions."
Contreproductif
Refuser le dialogue lorsqu'apparaît un différend, est-ce une bonne chose? "Stupide", avait réagi Sergio Vieira de Mello en des circonstances similaires. Rien, selon lui, n'était plus contreproductif que de refuser le dialogue, tout particulièrement, et surtout, avec ceux qui ont une opinion totalement divergente de la vôtre. Donc, également, avec les dictateurs et criminels de guerre.
En 1991, au Cambodge, il avait été le seul à faire le déplacement pour aller parler avec Ieng Sary, le beau-frère de Pol Pot. En 1993, dans la Bosnie-Herzégovine déchirée, il avait fait de même avec Rodovan Karadzic et Ratko Mladic, dont il n'avait pu obtenir que des trêves bien illusoires, et provisoires. Il aurait certainement été satisfait de les voir comparaître devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Tout comme il s'était réjoui de la création de la Cour pénale internationale en juillet 2002, dont le traité fondateur, le Statut de Rome, n'a toujours pas été ratifié par les Etats-Unis ni la Russie.
"Il faut traiter avec le diable"
Mais en 2003, lors d'une interview, il avait expliqué pourquoi il tenait tant à privilégier le dialogue: "J’ai dû serrer la main à trop de criminels de guerre parce qu’il faut traiter avec le diable, si on veut des résultats", faisant référence au retour des 75000 réfugiés des camps contrôlés par les Khmers Rouges.
"En fonction de la situation et du pays, la dénonciation publique est peut-être la meilleure technique pour amener un changement de comportement d’un Etat ou d’un mouvement rebelle…, dans d’autres une négociation discrète, une pression amicale, est mieux à même d’amener ce résultat, donc il faut trouver un équilibre entre les deux, dénonciation ou négociation, et l’adapter à chaque cas particulier", avait-il encore précisé dans un entretien accordé à la Télévision suisse romande.
Une carrière prometteuse
Le 19 août 2013, il y aura tout juste dix ans que Sergio (comme tout le monde l'appelait, des fonctionnaires de l'ONU aux diplomates ou aux journalistes) a trouvé la mort à Bagdad, à 55 ans, avec, devant lui, une carrière encore prometteuse, dans le plus grave attentat jamais dirigé contre les Nations Unies.
Depuis octobre 2002, il occupait ses nouvelles fonctions de Haut Commissaire des Nations Unies aux droits humains à Genève, après avoir amené le Timor-Leste à l'indépendance - ce qui a été considéré comme la plus belle réussite de l'Organisation. Mais fin mai 2003, il avait accepté de faire un intermède, qui ne devait durer que quatre mois, comme envoyé spécial des Nations Unies après l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis, le 23 mars.
Cette décision, prise par Kofi Annan, mais après que l'Administration Bush ait fait directement pression sur Sergio comme je l'appris plus tard, faisait suite à une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU initiée par la coalition américano-britannique, désireuse de redonner quelque légitimité à cette occupation illégale. Et tenter de mettre fin au chaos dans lequel la guerre avait plongé le pays.
Il redoutait les pressions exercées par les Américains
Dix ans plus tard, je ne peux m'empêcher de me demander que serait devenu Sergio, comment aurait-il réagi à chaque événement majeur intervenu depuis sa mort brutale, en quoi le monde serait différent? Serait-il meilleur? Lorsqu'il avait pris son poste de Haut Commissaire en octobre 2002, l'une des premières inquiétudes qu'il avait exprimée était que G. W. Bush soit réélu, tant il redoutait les pressions exercées par les Américains sur les Nations Unies.
Il aurait donc certainement accueilli avec joie l'élection de Barack Obama à la présidence américaine. Il aurait aussi été ravi d'apprendre que Samantha Power a été désignée le 5 août dernier au poste de Représentante permanente des Etats-Unis auprès des Nations Unies à New York. Il serait peut-être amusé, voire même flatté, d'apprendre qu'elle avait écrit un livre biographique sur lui *).
Il aurait négocié avec Assad
Sans trop présumer de ce qu'il aurait pu accomplir, il me semble pouvoir avancer qu'il aurait été à la fois enthousiasmé et inquiet par les révolutions arabes, aurait certainement cherché à aller à l'encontre du président syrien Bachar el-Assad, aurait négocié avec le Gouvernement iranien tout en insistant pour que l'on mette fin à l'insupportable l'embargo qui paralyse le peuple de ce pays.
Il aurait été alarmé par l'évolution de la situation au Brésil après l'ère Lula, son ami. Il serait furieux que se perpétue la pratique systématique de viols et de tortures, armes de guerre envers les plus vulnérables, par pratiquement tous les groupes armés sévissant à l'est de la République démocratique du Congo. Et il s'insurgerait contre l'inaction totale des Nations Unies dans ce pays. Durant son court passage au Haut Commissariat, résolu de faire cesser ces horreurs au plus tôt, il s'était déjà rendu en RDC dès janvier 2003, notamment pour rencontrer les chefs rebelles.
Un monde où l'on fermerait moins les portes
En mars 2013, Sergio aurait eu 65 ans. Il aurait passé l'âge d'être fonctionnaire à l'ONU, mais il serait peut-être son Secrétaire général. En tant que tel, qu'aurait-il essayé de changer, qu'aurait-il réussi? Il est évidemment impossible de se livrer à de telles conjectures. Mais je sais qu'il y a des situations qu'il ne laisserait pas faire. S'il était encore là, le monde ne serait peut-être pas meilleur. Mais ce serait un monde où l'on fermerait moins les portes, et où une voix rappellerait que, parfois, on réussit mieux à faire changer d'avis son ennemi si, plutôt que de lui tourner le dos, on accepte de lui parler face à face. Avec charme, persuasion, ou raison, selon le cas. "Il faut traiter avec le diable, si on veut des résultats."
Annick Stevenson, ex porte-parole de Sergio Vieira de Mello, co-auteur avec George Gordon-Lennox de Sergio Vieira de Mello: un homme exceptionnel (Sergio Vieira de Mello: An Exceptional Man pour la version anglaise), éditions du Tricorne, Genève.
*) Samantha Power, prix Pulitzer 2003 pour A Problem from Hell: America and the Age of Genocide, est l'auteur d'un livre excellent sur Sergio Vieira de Mello, Chasing the Flame: Sergio Vieira de Mello and the Fight to Save the World (2008), qui revient sur sa vie, sa carrière, et l'attentat du 19 août 2003. Un documentaire réalisé par Greg Barker, Sergio, s'en est inspiré. Il est accessible gratuitement sur Internet