Précisons que seuls les cantons de Bâle-Ville, de Schaffhouse et de Saint-Gall, tous trois limitrophes de l’espace germanophone, ont rejeté cette modification constitutionnelle. Pour le reste de la Suisse, il s’agissait d’un simple vote de ratification. C’est en fait l’aboutissement d’un long processus de marginalisation puis d’abandon en Suisse de la langue allemande au profit de l’anglais comme langue véhiculaire.
Comment en est-on arrivé là ?
Dans la première moitié du XXe siècle, l’Allemagne était devenue peu fréquentable. Porteuse d’une idéologie violemment raciste, responsable du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale et d’immenses massacres de populations perpétrés durant celle-ci, ce pays, par la suite vaincu, n’était plus un modèle auquel s’identifier. Aussi, pour s’en distinguer et prendre clairement ses distances, la Suisse alémanique commença à privilégier, largement et sans retenue, l’usage de ses divers dialectes.
Quelques années plus tard, la construction européenne aidant, l’Allemagne redevint un partenaire, notamment économique, incontournable. Cependant, ayant entre-temps fortement désappris le bon allemand, les Suisses alémaniques se retrouvèrent « fort dépourvus » dans leurs relations linguistiques avec ce grand voisin. Et, complexés par leurs difficultés à maîtriser le bon allemand, ils ne consentirent pas les efforts nécessaires pour se réapproprier ce qui étaient en principe leur langue maternelle et une des langues nationales officielles. L’anglais, plus facile à apprendre, devint ainsi leur langue de communication. Aussi bien entre eux qu’avec le monde extérieur.
Dès la fin du XXe siècle, on enregistra donc, dans cette partie de la Suisse, un repli identitaire et une pratique extensive des idiomes régionaux. Cela commença par un abandon progressif et même accéléré du Hochdeutsch dans les médias audio-visuels. Le fait que les dialectes suisses alémaniques restaient exclusivement oraux permit à la presse écrite de résister plus longtemps à cette dérive. Le replis communautariste de leurs locuteurs, fiers de leurs différences, avait en effet rendu impossible la codification et finalement l’adoption d’une langue standard commune (comme l’avaient réussi à l’époque les Romanches).
Institutionnellement, cela commença par l’adoption en très peu de temps, dans la quasi totalité des canton alémaniques, d’une loi imposant l’usage du dialecte au jardin d’enfants. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, les milieux conservateurs et rétrogrades à l’origine de ce combat demandèrent et obtinrent ensuite la généralisation du Schwytzerdutch à l’école primaire puis au secondaire I.
Ajoutons, circonstance aggravante, l’anglomanie galopante qui sévit partout et fortement dès cette époque (y compris d’ailleurs dans le monde francophone). Cette maladie a trouvé en Suisse alémanique un terreau d’autant plus fertile que la population se cherchait alors, peut-être inconsciemment au début, une langue commune de substitution à l’allemand. Mais l’adoption à toutes les sauces d’une terminologie anglo-saxonne entraîna un abâtardissement de plus en plus prononcé des différents dialectes alémaniques.
Les Suisses alémaniques se trouvèrent alors confrontés à l’apprentissage, encore obligatoire, d’une langue, l’allemand, qui leur était devenu intrinsèquement étrangère. Au début des années 2030, ils portèrent le débat sur le choix d’une autre » première langue étrangère » à apprendre. Les Romands leur suggérèrent, comme ils devaient apprendre une langue étrangère en plus de leur dialecte, de choisir alors de préférence le français. Vaine tentative.
De leur côté, avant même la fin du XXe siècle, les universités suisses et autres hautes écoles avaient adoptés l’anglais comme langue d’enseignement et de publication académiques. Cela accéléra encore l’emprise de cette langue dans une région en recherche d’un outil de communication stable et si possible universel.
La NZZ s’opposa longtemps à la désuétude du Hochdeutsch. Mais l’intérêt économique imposa finalement un choix douloureux aux derniers partisans de cette grande langue européenne. Le New Zuri Newspaper (NZN) fut imprimé pour la première fois, en anglais, le 1er janvier 2045.
À l’origine langue nationale, apprise, parlée et surtout comprise de façon fluide, l’allemand a progressivement, au fil des ans, perdu sa fonction véhiculaire. Assez naturellement donc, la Suisse alémanique s’était préparée à ce changement de paradigme, soit le remplacement de l’allemand par l’anglais comme quatrième langue nationale. C’est donc aujourd’hui chose faite, formellement, depuis le 5 juin 2050.