C’est une véritable performance que réalisent les acteurs dans un décor dépouillé, en parfaite harmonie avec la nudité de la moquette. Ils campent des personnages du 18esiècle mais sont sapés dans des tailleurs de la City de Londres, avec le smartphone en guise d’accessoire. Le choix de l’habillement ne résulte pas du hasard: «le libertinage dépeint et stigmatisé par Laclos sous forme d’avertissement reflète le libertinage économique des prédateurs de la finance internationale», prévient le programme.
Ecrite sept ans avant la Révolution française, l’œuvre de Laclos est une métaphore de la domination, jubilation tirée d’un abus de pouvoir que peut conférer le sentiment d’appartenir au cénacle suprême, la cour du roi. L’aisance oisive est son corollaire. Laclos dresse le portrait d’une élite, il faudrait dire plutôt de courtisans désoeuvrés qui s’ennuient, coupés des réalités de la majorité de la population. Cette société de la fin du 18e s’invente des jeux avec des règles sophistiquées, elle établit des codes de débauche que la recherche d’originalité fait dériver en perverses cruautés. Gare au non-initié! Il sera jeté au rebut s’il ne se montre pas spontanément à la hauteur.
La finance de ce début du 21e siècle a aussi ses codes, comme l’ont confirmé les participants à une table ronde sur le libertinage économique organisée le 6 novembre 2013 sur la scène de l’Alchimic à l’issue de la seconde représentation, et animée par l’auteur de ces lignes. Mais elle est beaucoup plus brutale encore. Ses acteurs sont recrutés dans les catégories les moins oisives de la population. Elle suit en outre une dialectique de conquête parfaitement planifiée. « Résultat de la déréglementation, l’exhibitionnisme, le sentiment d’impunité et la chute des standards moraux dans l’aristocratie financière traduit une fin de règne; le Titanic coule avec ses coupes de champagne», allégorise Eva Zaki, de la société Parfinance, également chercheuse en économie sociale. «L’environnement bon enfant des salles de marché cache mal un mécanisme de séduction et d’écrasement qui confine à l’addiction dans un contexte de guerre économique redoutable», surenchérit Thomas Veillet, conseiller financier indépendant. «Le libertinage est la transgression de valeurs socialement admises. Rien de tel dans la finance moderne où la règle, vaincre ou mourir, ne trahit aucun tabou», lance l’idéologue de gauche genevois Michel Zimmermann.
«Derrière l’argent, le sexe n’est jamais très loin», écrit le journaliste Marc Roche dans son ouvrage «La Banque», paraphrasant Shakespeare et son «Timon d’Athènes». Avec la complicité des médias et de Hollywood. Richard Gere, Michael Douglas, Robert Redford, Gad Elmaleh ont ceci en commun qu’ils ont incarné au cinéma des financiers de Wall Street sans foi ni loi, animés par le goût du lucre et de la séduction. Reste que la perversion est moins dans l’invention de jeux érotiques que dans la manipulation des êtres et des territoires à des fins idéologiques.
«Bombe contre la classe des privilégiés à la veille de leur chute, ‘Les Liaisons dangereuses’ résonnent avec une cruelle actualité». Mus par leur verve d’artiste, les gens de théâtre ont probablement raison d’insister dans leur intuition. Car il y a une analogie certaine entre deux époques que séparent deux siècles et demi. D’abord ni remords ni honte ne semblent tenailler les acteurs des deux pièces. Seule diffère la forme que l’on met dans l’accomplissement de la tâche. Au 18e, on soigne le geste et le langage. Aujourd’hui les adeptes du «kill or die» agissent comme des robots dans un système qui ne s’embarrasse pas de fioritures. Comme le définit le philosophe André Comte-Sponville: «Le capitalisme n’est pas moral. Il n’est pas immoral non plus. Il est totalement amoral».
Ensuite la profusion d’écrits et d’inspirations sur les excès des oligarques financiers prouve que quelque chose ne tourne pas rond. D’innombrables ouvrages de vulgarisation économique ont été écrits depuis le krach de 2008. Beaucoup traitent du même sujet: les dérives de la finance mondiale. Quelques titres de chapitres pour donner une idée: «Le bal des prédateurs», «Quand Gauss copule, Wall Street danse», «Goldman Sex», les… «Liaisons dangereuses»… Leurs auteurs s’appellent Eric Laurent, Marc Roche, Michel Collin, Jean Montaldo, Jacques Gravereau, Jacques Trauman. Du temps des «Liaisons dangereuses», les écrivains se nomment Laclos, Casanova, Sade, Mirabeau, Diderot. Ils sont des observateurs du libertinage à défaut d’être libertins. Une licence insouciante qui mènera à la révolution.
Est-ce le sort qui attend Wall Street? Dans les «Liaisons dangereuses», la rédemption vient d’un poignard planté dans le ventre de l’ambitieux courtisan Valmont par le jeune Danceny, l’amoureux dont se joue la diabolique Marquise de Merteuil? Avant de trépasser, Valmont confie son repentir. C’est la fin de la pièce et le spectateur se surprend à trouver une chute morale après tant de vilennies. Quel poignard sera aujourd’hui le vengeur des victimes de Dark Vador, le méchant de la Guerre des étoiles, auquel on compare souvent les soldats de « La Banque »?
Théâtre Alchimic, 10, avenue Industrielle, Carouge, jusqu’au 24 novembre 2013. Avec Sibylle Blanc, Elidan Arzoni, Camille Bouzaglo, Lara Iannetta, Blaise Granget, Nicole Bachmann, Maria Mettral, Claire Michel de Haas, Raul Fernandes.
Erstveröffentlichung: La Méduse