Un succès pour l'instant: elle a diminué de 31,1% en juillet, au-delà des 25% exigés par le gouverneur de l'Etat, Jerry Brown. C'est tout un mode de vie, et un paysage, qui est en train de se transformer.
Peu à peu, insidieusement, le paysage a complètement changé. Les vertes pelouses qui depuis des décennies ornaient l'espace séparant les maisons de la rue ont disparu, ou presque. A la place, des jardins d'agaves et autres plantes grasses que l'on ne trouvait autrefois que dans le désert des Mohaves, bien plus à l'est, ou d'harmonieuses compositions de pierres et cailloux de toutes formes et de toutes couleurs. Ou plus rien: de l'herbe jaune, du sable, ou de la terre brune, couleur naturelle du sol mis à nu.
Nul besoin de tondre le gazon
Même les plus irréductibles – les Républicains pour la plupart, reconnaissables par l'ampleur des drapeaux américains qui flottent sur les toits de leurs maisons – ont commencé à céder. Très rares sont désormais les pelouses bien vertes. Celles qui n'ont pas été transformées en un jardin de cactus ou de pierres sont jaunies, flétries, râpées, pitoyables. Et personne ne s'en plaint. Il n'y a pas si longtemps pourtant, certaines municipalités huppées exigeaient que chaque maison soit entourée d'un gazon bien vert, et on aurait entendu des réflexions très désagréables sur les pelouses "mal entretenues" si elles n'étaient tondues à ras. Nul besoin de tondre le gazon désormais. Abandonné, "stressé" comme on dit ici des plantes et autres herbacées privées d'eau, il ne pousse plus. Il n'est plus arrosé. "Dire qu'autrefois on laissait marcher les systèmes d'arrosage tout le temps, même les jours de pluie", se souvient un ancien. Il faut dire qu'à l'époque, c'est-à-dire il y plus de cinq ans, il pleuvait de temps en temps. Aujourd'hui, lorsqu'il tombe quelques gouttes – une fois ou deux par mois en hiver, plus jamais en été – cela ne dure pas plus que plusieurs heures, ou quelques minutes.
Nous sommes en Californie du sud, dans un petit village le long de la côte menant de Los Angeles à Santa Barbara, où le manque d'eau se fait gravement sentir alors que l'on approche de la cinquième année de sécheresse – la pire période de pénurie depuis 120 ans. Des nombreuses rivières, il ne reste plus que le nom sur les ponts, comme pour se souvenir qu'elles ont bien existé, et un lit de cailloux. Quant aux lacs, ils ont baissé à des niveaux dits "historiques", et exposent comme autant de plaies ouvertes leurs vastes espaces asséchés, à peine boueux. Le lac Casitas par exemple, qui est censé fournir en eau plus de 70'000 personnes dans la région de Ventura, est à 43,6% de sa capacité, et le lac Cachuma, qui arrose Santa Barbara, à moins de 36%. Autre grave préoccupation, la quasi absence de neige l'hiver dernier dans les montagnes californiennes, effet direct du réchauffement climatique. Or, la masse neigeuse qui s'accumulait chaque année sur les sommets constituait la principale source d'approvisionnement en eau de tout l'Etat dès qu'elle commençait à fondre, se déversant dans les ruisseaux et les lacs.
(Jerry) Brown is the new green
Toutefois, l'espoir revient. Depuis la décision prise le 1er avril 2015 par le gouverneur démocrate de l'Etat, Jerry Brown, d'exiger, force sanctions et incitations diverses, une réduction de la consommation d'eau de 25% dans tout l'Etat, le changement est manifeste. En avril, la baisse de consommation d'eau n'avait été que de 13,5%, et en mai de 18%, mais ce taux est passé à 27% en juin, et 31,3% en juillet, dépassant toutes les espérances.
La décision du gouverneur a été l'élément déclencheur d'une prise de conscience à grande échelle, qui a été encouragée en parallèle par une vaste campagne d'information grand public sur l'usage domestique de l'eau, lancée par les services des eaux dans tout l'Etat: Brown is the new green. Une expression inspirée par la très populaire série télévisée Orange is the New Black. Un jeu de mots aussi pour évoquer le plus "vert" des gouverneurs de l'Etat, dont le nom de famille, Brown, ne pouvait être plus approprié…
Métamorphosées en espaces botanico-exotiques
Au début, le sujet faisait débat. Lorsque les habitants de chaque quartier se rencontraient au marché, ou dans les garage sales du samedi matin, on ne parlait que de ça. Renoncer à sa pelouse? Changer complètement son jardin? Qui oserait se lancer? Chacun y allait de ses idées, certains, plus motivés que d'autres, se disant prêts à montrer l'exemple. Puis, comme toujours en Amérique – et cela au moins n'a pas changé – on n'attend jamais très longtemps pour passer de l'idée à l'action. Entre mai et juillet, c'est une activité inhabituellement frénétique que l'on a pu observer de maison à maison: des pelouses arrachées à la bêche par leurs propriétaires ou par des groupes de jardiniers mexicains recrutés spécialement, et l'arrivée de pick-up chargés de sable, de cailloux, et de plantes grasses, dont les jardineries se sont approvisionnées en masse, à la hâte.
Tout naturellement, c'est une sorte de compétition qui s'est installée entre voisins sur la manière la plus élégante et la plus innovatrice de transformer le paisible gazon en nouvel espace aux tons d'ocre, de gold (en référence au Golden State) et de brun. Le résultat est stupéfiant lorsqu'on se promène dans les ruelles si vertes autrefois, métamorphosées en espaces botanico-exotiques, aussi bien dans les quartiers populaires que dans les sites résidentiels plus chics, et même à Beverley Hills. Les agents immobiliers, soucieux de plaire à une clientèle aux nouvelles exigences, ont aussi arraché pelouses et gazons devant les maisons neuves pour les remplacer par des rochers et bosquets de plantes vivaces. Aucune nouvelle maison à vendre, y compris dans les lotissements un peu plus huppés, ne s'imaginerait autrement, et les dépliants immobiliers regorgent de photos dont toute suggestion de gazon vert est absente.
La transformation des jardins n'est qu'une mesure parmi d'autres auxquelles les Californiens ont accepté de se plier. La seule vraiment visible, avec la baisse de fréquence de lavage des voitures. A la maison, les choses changent aussi. Les bains deviennent moins fréquents que les douches et on récupère l'eau comme on peut: les légumes sont lavés plus rapidement, l'eau qui a servi à faire cuire des pâtes servira à arroser les tomates du potager, la vaisselle est moins minutieuse, on place des seaux pour récupérer l'eau dans les douches avant qu'elle devienne chaude lorsque la chaudière est située à l'autre bout du bâtiment, et beaucoup de piscines restent couvertes. Elles sont aussi moins tendance: les maisons avec piscine se vendent moins bien. Enfin dans les toilettes, loin des regards d'autres personnes que les membres les plus proches de sa famille, on commence, parmi les milieux les plus écolos certes, à ne tirer la chasse d'eau que lorsque c'est nécessaire... Ou bien on achète des systèmes de chasses d'eau à deux vitesses, comme on en trouve partout en Europe, qui étaient quasi inexistantes dans ce pays auparavant.
Menaces de sanctions
Il faut dire que tout est fait pour convaincre. D'abord des menaces de sanctions pour ceux qui refuseraient ostensiblement de se plier à la liste très précise de recommandations, pouvant atteindre jusqu'à 10'000 dollars par jour pour ceux qui gaspilleraient de l'eau à outrance: arroser les trottoirs par exemple, ou continuer d'inonder quotidiennement sa pelouse – pénalité qui n'a encore jamais été appliquée à cette échelle. Ensuite les campagnes de sensibilisation lancées par les compagnies des eaux publiant et distribuant dans toutes les boîtes aux lettres maints dépliants sur la gravité de la situation, et sur les mesures à prendre, et déployant des panneaux d'alerte dans les rues. Enfin, les aides financières que ces compagnies accordent à tous ceux qui prennent des dispositions concrètes pour économiser l'eau, dont des subventions non négligeables pour turf-removal – ou élimination du gazon – pouvant aller jusqu'à 1600 dollars pour un terrain de 150 m2.
Outre les aménagements paysagers, d'autres efforts sont encouragés, ou initiés. L'un des plus populaires actuellement est la récupération, pour l'irrigation des plantes et des arbres, de la grey water (eau usée résultant du lavage de la vaisselle ou des bains ou douches, ne contenant pas de polluants trop nocifs). Des explications sont données aux public et des ateliers de formation sont spontanément organisés par des bénévoles.
Relancer une usine de désalinisation de l'eau de l'océan
Au-delà des efforts entrepris par les particuliers pour réduire leur consommation domestique, divers types d'initiatives sont lancés au niveau des communes, et par de grosses structures, comme les parcs d'attraction. A Santa Barbara, on commence à relancer une usine de désalinisation de l'eau de l'océan abandonnée depuis plus de vingt ans, qui devrait fournir 30% des besoins d'eau de la ville d'ici à 2017, et certains campus d'université, aux immenses pelouses vertes, ont installé des systèmes d'irrigation par recyclage de l'eau. C'est aussi ce que Disneyland a mis en place pour de nombreux bassins, tout en modifiant ses espaces verts.
Les fermiers n'ont pas été directement concernés par les dernières restrictions imposées par le gouverneur Brown, alors qu'ils utilisent 80% de l'eau dans tous l'Etat, mais ils sont déjà depuis sous longtemps sous pression de règles fédérales très strictes pour réduire leur consommation. L'enjeu est énorme, la Grande Vallée centrale de Californie, grande région agricole de l'Etat, est le grenier de l'Amérique: elle couvre 25% des besoins alimentaires de tout le pays. Vers le nord de l'Etat, des fermiers de plusieurs communautés se sont regroupés pour entreprendre de réduire leur consommation d'un quart. D'autres l'ont réduite bien davantage, faute, bien souvent, d'avoir d'autre choix. Lorsqu'on circule dans certaines zones rurales, on peut voir des images assez pathétiques de bétail n'ayant plus que des herbes sèches et de la terre à brouter dans ce qui était autrefois de grandes prairies verdoyantes.
Les pluies tant espérées – grâce à El Niño
Pour survivre, les agriculteurs sont nombreux à creuser des puits pour tenter d'ouvrir de nouvelles brèches dans les nappes phréatiques déjà bien dépourvues. Par endroits, les puisatiers travaillent jusqu'à 24 heures sur 24 pour répondre aux demandes. Toutefois les réserves souterraines ne sont pas inépuisables, et des géologues lancent des signaux d'alarme: ces creusements de nouveaux puits pourraient accentuer les risques de tremblements de terre, déjà bien présents.
Aujourd'hui, tous les espoirs portent sur l'hiver prochain. En effet le phénomène El Niño pourrait, cette année, se montrer particulièrement puissant, et apporter enfin en Californie, si les prévisions se confirment, de très fortes pluies, comme cela avait été le cas en 1997. Ces pluies avaient toutefois provoqué des inondations dévastatrices. Si le même phénomène se reproduit, elles devraient être encore plus catastrophiques sur une terre desséchée, prédit Tammy Dunbar, spécialiste de la planification des situations d'urgences à Santa Clara, près de Los Angeles. Après avoir changé la physionomie de leurs jardins, que l'on n'appelle plus des espaces verts, les habitants vivant près des anciens canaux et autres cours d'eau ont déjà entrepris, à titre de précaution, un grand nettoyage pour éviter les inondations et permettre aux masses d'eau attendues de s'écouler sans faire trop de dégâts.
Et si les pluies tant espérées arrivent effectivement, grâce à El Niño, elles ne suffiront pas, dit-on déjà, à remplir les lacs, rivières et nappes phréatiques. "Il faudrait que la Californie retrouve une fois et demi le total de ses précipitations annuelles pour sortir de la sécheresse", affirme Mike Halpert, directeur adjoint du National Oceanic Atmospheric Administration's Climate Prediction Center.