«Je suis de Guin». Michael Wider, le chef de la division Energie Suisse d’Alpiq, 75% du chiffre d’affaires, donne le ton en noir et blanc. On est au cinquième et dernier étage du siège d’Alpiq Suisse à Lausanne. Une maison qui bruisse de conversations sur la situation énergétique en plein bouleversement après la catastrophe de Fukushima au mois de mars dernier.
Posées à l’intention des visiteurs sur une table, des coupures de presse réunies par l’argus prouvent que le thème est omniprésent chaque jour dans les médias. Le quadragénaire scrute son interlocuteur avec précaution avant de se déclarer prêt à jouer le jeu de la transparence. Une attitude qui n’était pas, à ce jour, la qualité essentielle de la première entreprise énergétique de Suisse après la fusion des groupes EOS et Atel. La chute de 57% du bénéfice net d’Alpiq au cours des trois premiers trimestres de 2011 et l’annonce d’une douloureuse restructuration expliquent peut-être ce changement de paradigme.
Au début de l’année, Alpiq déclarait encore tenir mordicus à la construction de nouvelles centrales nucléaires en Suisse. Mais en mai, le Conseil fédéral a décidé de renoncer progressivement au nucléaire. Le recul des résultats d’Alpiq est-il lié à Fukushima?
Michael Wider: Il l’est indirectement. Beaucoup de choses ont changé en effet depuis Fukushima, les facteurs d’incertitude sont grands. L’annonce de la sortie du nucléaire traduit un nouveau contexte socio-politique qui n’est pas sans conséquence surtout à deux niveaux, le premier étant la sécurité d’approvisionnement de la Suisse, le second un impact négatif sur les résultats d’Alpiq. La décision d’Angela Merkel de fermer d’un coup huit centrales nucléaires en Allemagne signifie que l’Europe pourrait souffrir d’un manque d’énergie de base, donc que le prix de celle-ci serait à la hausse. L’Allemagne semble bifurquer vers le gaz et le charbon ce qui a pour conséquence que le prix du gaz tend à augmenter et à se rapprocher de celui de l’électricité. Alpiq étant aussi un acteur européen, ses comptes se ressentent également de cette évolution.
Si rapidement?
Oui, l’effet a été immédiat. Mais un deuxième facteur affecte les résultats d’Alpiq en plus des taux de change, c’est le changement de paramètre résultant de l’explosion du photovoltaïque et de l’éolien, notamment en Allemagne. Cette évolution coupe le pic de la demande en énergie enregistrée traditionnellement à midi. Alpiq doit vendre son énergie hydraulique de pointe à un prix plus bas, alors que le prix de l’énergie de base augmente. La situation est très visible en amont, chez nos actionnaires et partenaires. Groupe E, par exemple, doit s’approvisionner sur des marchés de gros qui ont fondamentalement changé. Avant existait un certain nombre de corrélations directes comme par exemple entre le gaz et l’électricité ou les heures creuses et les heures de pointe. Aujourd’hui ces règles ont changé.
Directeur général de Groupe E, Philippe Virdis déclarait à notre journal le 17 mars dernier que l’on ne pouvait exclure une pénurie d’énergie. Etes-vous au courant de mesures prises par les pouvoirs publics, actionnaires d’Alpiq, dans le sens d’un contingentement de l’électricité, par exemple?
Je n’ai pas entendu parler d’un tel plan. A ma connaissance, seul le Valais applique un contingentement historique à certaines heures pour les résidences secondaires. Cela dit il est clair que le discours sur la réduction du CO2 augmentera les besoins en électricité, donc la réflexion sur les économies d’énergie. L’électricité absorbe déjà 25% de la consommation d’énergie alors que la tendance, dans les ménages, est au tout électrique. Mais le facteur environnemental a une conséquence que je juge positive: l’énergie est devenue l’affaire de tout le monde. Elle sera un sujet dominant au cours de la prochaine décennie. L’intérêt se déplacera également: les marchés nationaux seront privilégiés.
Vous voulez dire que l’ouverture des marchés de l’électricité et la discussion sur la privatisation n’ont plus le vent en poupe?
L’ouverture du marché souffre d’une régulation importante qui ne permet pas à la loi du marché de fonctionner pleinement en Suisse. Il est également vrai que la libéralisation des biens de première nécessité comme l’électricité et l’eau est un sujet toujours très sensible pour la société.
Pouvez-vous confirmer que le groupe français EDF détient 25% des barrages suisses?
Actionnaire historique de Motor Columbus, l’ancienne société mère d’Atel, EDF détient 25% dans Alpiq Holding. Mais Alpiq ne détient pas tous les barrages suisses. D’autre part, les propriétaires des barrages sont le plus souvent des sociétés de partenaires, comme dans le cas de la Grande Dixence où Alpiq (Suisse) est actionnaire à hauteur de 60%. La part d’EDF dans ce barrage est donc indirecte. Le reste du capital appartient aux groupes BKW, Axpo et à la ville de Bâle.
Pour revenir à Fukushima, la décision de Mme Merkel de fermer cinq réacteurs atomiques semble déstabiliser les producteurs de nucléaire tels que le groupe Alpiq. Sur quel pied allez-vous danser au cours des prochains mois et années?
Nous allons nous adapter aux circonstances car nous travaillons dans un domaine où l’on ne sait jamais si la tendance est durable ou momentanée. Le charbon et le gaz ont la cote en Allemagne mais il ne s’agit pas d’alternatives conciliables avec la lutte contre le réchauffement climatique. Alpiq continuera à développer la production d’énergie par des méthodes traditionnelles ou renouvelables où le potentiel est grand. Un deuxième pilier est le commerce de gros où nous comptons revenir à nos racines en traitant sur les marchés à valeur ajoutée. Quatre pays ont notre priorité, la Suisse, la France, l’Italie et la Roumanie. Nous attendons aussi des pouvoirs publics qu’ils mettent en place des conditions-cadre assurant une certaine stabilité en matière d’investissements dans un domaine intensif en capital. Toute la question étant de savoir si les mesures prises aujourd’hui suffiront à combler les déficits.
Alpiq dans le monde
Né en 2009 du rapprochement d’Atel et d’Energie Ouest Suisse SA (EOS), deux leaders du marché suisse de l’énergie, Alpiq est présent dans plus de 20 pays européens. Alpiq exploite des centrales électriques en Suisse, Italie, France, Norvège, Hongrie et République tchèque. D’autres sites de production sont en construction en Allemagne, Italie, France, Bulgarie et République tchèque. Alpiq emploie près de 11.000 personnes dans le monde dont la moitié environ en Suisse. En 2010, son chiffre d’affaires s’est élevé à 14,1 milliards de francs. Son bénéfice net consolidé à 645 millions. Le 4 novembre dernier, le groupe a annoncé un chute de son bénéfice net de 57% au cours des trois premiers trimestres de 2011. 450 emplois seront supprimés, la moitié en Suisse.