«Savoir faire face aux crises»
Pourquoi les élections au Conseil fédéral ne sont pas l’occasion d’un grand débat national sur les crises qui accablent la Suisse
Dans un système politique d’alternance, les candidats à la direction du pays ont tout loisir d’accuser les dirigeants en place de gouverner comme des ploucs. Tout ce qui va de travers est de leur faute. Ils ne sont pas compétents, pas sérieux, pas intéressés à l’intérêt général, seul compte la défense de leur parti et de leurs positions, etc. De temps en temps, les électeurs sont d’accord, les équipes changent et, après une période de grâce, tout recommence. C’est le jeu. Un grand lavement périodique débouche la circulation des intérêts et des idées, les espoirs renaissent, les énergies surgissent.
En Suisse, les candidats au Conseil fédéral iraient directement à l’échec s’ils s’avisaient de prononcer le moindre mot désobligeant à l’égard des conseillers sortants ou de ceux qui restent, leurs éventuels futurs collègues. Dès l’annonce de leur candidature, ils s’exercent à l’application des deux principes cardinaux du gouvernement à la suisse, concordance et collégialité. Ils s’efforcent de se montrer courtois et même reconnaissants envers quiconque a siégé ou siège encore dans l’illustre cénacle. Sur ce point, les membres de l’Assemblée fédérale les surveillent de près puisqu’en tant que grands électeurs, il leur incombe de composer un collège apte à coopérer. En ces circonstances, le silence est d’or. Les candidats sont d’autant plus enclins à taire leurs pensées, s’ils en ont, que l’Assemblée qui les désigne goûterait peu le reproche de s’être trompée sur les personnes à l’élection d’avant.
C’est l’une des raisons pour lesquelles on assiste à ce phénomène surprenant: après deux ans de crises de toutes sortes qui l’ont fortement secouée et la secoueront encore, la Suisse élit deux de ses dirigeants sans que n’en soient discutés ni les causes ni les responsabilités ni les remèdes. L’élection au Conseil fédéral est une parenthèse heureuse, rassurante, convenue, dans une mer de soucis. Les arguments femmes, les arguments langues, les arguments régions et les arguments partis, tous biens connus et bien rôdés, suffisent à la délectation générale.
On a certes entendu ici et là parler de crise. C’était pour vanter les qualités de l’un des candidats, entrepreneur de profession, un type solide assurait-on, «capable de faire face aux crises». Subrepticement, «savoir faire face aux crises» est devenu un atout de candidature, comme «savoir les langues nationales». Quelles crises? On ne sait pas trop, sauf qu’elles viennent de l’étranger, des Etats-Unis, de Libye, de l’Union européenne, de l’OCDE.
Entre Suisses, on s’arrange, on discute, on trouve toujours des compromis. On vivrait bien si on ne recevait pas régulièrement des boules puantes de l’extérieur qui sèment la panique, qui dérangent le bon ordre, qui obligent à des contorsions pénibles et même parfois honteuses, comme de s’excuser auprès de Kadhafi ou de livrer des clients de banques au fisc américain. L’EPFL n’a pas encore mis au point le bouclier anti-boules puantes. En attendant, il faut donc «savoir faire face aux crises» qu’elles provoquent. Un travail d’homme, paraît-il, grand homme si possible car les boules sont de plus en plus grosses.