Les vicissitudes de deux journaux prestigieux aujourd’hui disparus, la «Gazette de Lausanne» et le «Journal de Genève», ont pour dénominateur commun une divergence d’intérêts entre la rédaction et les propriétaires du titre, proches du monde de la politique ou des affaires, constante néfaste dans la vie de la presse d’hier et d’aujourd’hui.
Dans un livre qui vient de paraître (1), l’historien fribourgeois Alain Clavien raconte une épopée journalistique unique en Suisse, toute empreinte d’amour-haine. Deux cents ans durant, les relations des deux journaux d’opinion lémaniques ont évolué en dents de scie.
Cimentés par une culture partisane complice les situant sur le papier à droite de l’échiquier politique, ces titres n’en étaient pas moins rivaux, intellectuellement parlant.Le mérite de l’auteur est de montrer comment chacun des deux journaux a pris le pas sur l’autre de façon cyclique.
Indépendance d’esprit
Après une longue période de tâtonnements et d’affirmation de son identité, c’est d’abord la «Gazette» qui s’envole de 1880 à 1914, sous la houlette de son rédacteur en chef Edouard Secretan. Une personnalité qui, paradoxalement, ne mènera son journal au succès qu’à compter du jour où ses relations avec sa famille politique, les libéraux-conservateurs, se refroidiront.
Après la mort de Secretan en 1917, la «Gazette» connaîtra une éclipse relative jusqu’en 1940, cédant la primauté en termes de renommée à son concurrent du bout du lac. Quinze années durant, le «Journal de Genève» bénéficiera de l’aura de William Martin, son rédacteur de politique étrangère. En 1933, las de subir les critiques d’actionnaires influents qui lui reprochent de ménager l’URSS au nom du soutien à la Société des Nations, ce journaliste hors pair démissionne. L’année suivante il décède, âgé seulement de 45 ans.
En 1945, c’est la nomination de Pierre Béguin à la rédaction en chef qui propulse à nouveau la «Gazette» en tête du convoi. Ce journaliste au caractère bien trempé saura s’entourer d’une fine équipe de collaborateurs qui porteront aux nues le prestige du journal. Mais son indépendance d’esprit lui vaudra beaucoup d’inimitiés au sein de sa propre chapelle politique. En 1966, Pierre Béguin rend son tablier, usé par les pressions d’industriels vaudois qui critiquent la ligne politique du journal, pas assez dogmatique à leur goût.
La boucle est bouclée
Désormais les jours de la «Gazette» sont comptés. Les successeurs de Béguin ne parviennent pas à assurer l’indépendance rédactionnelle du titre, meilleure garante de la fidélité du lectorat. Mais surtout le journal découvre qu’il est à la merci d’une imprimerie dont les investissements pharaoniques s’avèrent un boulet. En 1975, la «Gazette» devient un satellite du «Journal de Genève» qui l’entraînera dans la tombe.
Le quotidien d’audience internationale meurt en 1998, lâché par les banquiers, ses actionnaires, qui ne se reconnaissent plus dans les éditoriaux d’une équipe jeune et quasiment autogérée.
La boucle est ainsi bouclée. La presse d’opinion disparaît dans l’indifférence quasi générale. Elle laisse le champ libre à une presse dite d’information, contrôlée par des milieux d’affaires, qui dérive progressivement vers la boulevardisation sans craindre de paraître futile. L’historien ne s’étend pas sur cette perspective peu motivante en termes de responsabilité citoyenne. Un sociologue ou un philosophe devraient peut-être prendre le relais. Si tant est que les sages s’intéressent encore aux médias. I
(1) «Grandeurs et misères de la presse politique – Le match Gazette de Lausanne-Journal de Genève», par Alain Clavien, Editions Antipodes, 2010.