C’est le dernier épisode en date dans le serpent de mer du dossier gazier européen. La nouvelle a été annoncée le 15 novembre dernier dans une froide indifférence médiatique, pourtant elle est d’importance: la construction du gazoduc russe South Stream débutera le 7 décembre prochain. Moscou franchit ainsi une étape décisive dans la guerre que se livrent depuis près de dix ans le géant russe Gazprom et des consortiums gaziers européens pour le contrôle de la troisième source d’énergie du continent.
En 2004, Bruxelles avait ouvert les hostilités en lançant le projet Nabucco, 4000 kilomètres de conduites depuis les champs offshore de la mer Caspienne jusqu’en Autriche, en transitant par la Turquie. Motivation: Kiev et la Moscou se crêpent les cheveux. L’approvisionnement n’est plus assuré, il faut contourner l’Ukraine. Une autre raison est que la production de gaz en mer du Nord se trouve sur la pente descendante, l’Union européenne entend couper court à la menace d’une trop grande dépendance de la Russie qui lui fournit déjà plus du quart de ses besoins.
Zoug au centre
La réaction de Moscou n’avait pas tardé. En 2007, Gazprom installait le siège de South Stream dans sa holding de Zoug, laquelle héberge déjà un autre gazoduc russe, Nord Stream. Il est prévu que South Stream évite lui aussi l’Ukraine mais plus au nord que Nabucco, à travers la Mer Noire, pour tirer parti de la production russe.
En 2008 c’était au tour du dernier acteur en date, Trans Adriatic Pipeline (TAP) de s’inviter au débat. Comme Nabucco, ce consortium helvético-norvégien prévoit d’acheminer en Europe du gaz azéri («La Liberté» du 5 juillet 2012). Mais à un prix moindre, en tout cas sur le papier, grâce à un accord avec la compagnie nationale turque, qui prendrait en charge le transport jusqu’aux portes de l’Europe. Parrainé, côté suisse, par une filiale zougoise d’Axpo, TAP, on le voit, concurrence Nabucco sur son propre terrain.
Finale en 2013
Avec quelles chances? A priori, le consortium exploitant le gisement de Shah Deniz en Azerbaïdjan, semble bien disposé. Mais rien n’est joué. En tout état de cause, British Petroleum et la régie azérie Socar promettent de départager les combattants d’ici au mois de juin 2013. Le gagnant participera à la finale contre Gazprom. A coup sûr, il sera un prétendant sérieux à la couronne gazière.
En attendant, Moscou a décidé de mettre toutes ses forces dans la bataille. Cette année, ses émissaires ont multiplié les poignées de main dans le chapelet de pays situés sur le parcours de South Stream: Bulgarie, Macédoine, Serbie, Croatie, Hongrie. Le 13 novembre dernier, le président de Gazprom, Alexei Miller, bouclait enfin son marathon en Slovénie. Comme lors des étapes précédentes, un accord était signé sur place en présence du premier ministre russe, Dmitri Medvedev. Deux jours plus tard, le groupe gazier annonçait officiellement que les travaux commenceront cette année encore.
Alliés fragiles
L’ouverture du chantier permettra-t-elle à Gazprom de distancer véritablement ses concurrents? Officiellement, ces derniers ne s’avouent pas vaincus. «Nous continuons de mener des négociations avec le consortium Shah Deniz, l’accord devrait être signé ces prochaines semaines. Nous avons atteint 80% de l’objectif final qui est de réduire la dépendance énergétique européenne», insiste le porte-parole de Nabucco, Christian Dolezal.
Du côté de TAP, on tient des propos assez similaires. «Le projet a bien avancé cette année. Parmi les options retenues par Shah Deniz, le projet TAP est considéré comme prioritaire en raison de sa supériorité commerciale et technique. Un accord de coopération a été conclu avec Shah Deniz en juin 2012. Cet accord a été entériné le 1er août de cette année par les actionnaires du même consortium. Une décision est attendue à la mi-2013», commente la cheffe de la communication Lisa Givert.
Reste qu’en dépit de ces assurances, l’un des deux challengers sera éliminé. Et rien ne dit que le finaliste l’emportera à son tour face à Gazprom. D’autant que les alliés de Bruxelles ne se signalent pas par une fiabilité sans faille. Aux dernières nouvelles, il semblerait que l’Azerbaïdjan entende privilégier désormais des besoins locaux, ce qui diminuerait la quantité de gaz destinée à Nabucco ou TAP. On dit aussi que la Turquie pourrait siphonner du gaz transitant par son territoire. Faudrait-il que l’Europe lui ouvre ses portes pour qu’elle manifeste plus d’empathie envers Nabucco?
Leadership gazier
L’or gris, c’est sûr, n’échappe pas aux marchandages politiques. L’Europe importe la plus grande partie de son gaz de Norvège, de Russie, d’Algérie et du Qatar, un émirat dont on affirme qu’il chercherait une voie terrestre pour acheminer son gaz. Cette route passant par Israël – ce pays extrait du gaz naturel au large de ses côtes et souhaiterait l’exporter en Europe – et la Syrie – la ville de Homs serait le nœud du gazoduc -, comme l’affirment certains stratèges, toute ressemblance avec des événements existants ou ayant existé est bien sûr purement fortuite… Info ou intox, les non-dits ne réussissent pas à dissimuler l’évidence: la Russie, qui tire l’essentiel de ses devises de la vente de ses matières premières, est prête à tout pour garder le leadership gazier. On peut lui faire confiance.
«Il y a pléthore de gaz, les prix sont intéressants»
René Bautz est le directeur général de Gaznat. Cette société dont le siège est à Vevey assure l’approvisionnement et le transport du gaz naturel à haute pression en Suisse occidentale.
Le projet russe South Stream a pris une longueur d’avance sur ses concurrents européens. La part de gaz russe en Suisse est-elle appelée à augmenter?
René Bautz: La Russie fournit 22% du gaz consommé en Suisse. Le reste est d’origine diverse. L’avantage, en ce qui concerne le gaz russe, est que le contrat est conclu par l’intermédiaire du groupe allemand E.ON, ce qui nous sécurise. En effet, E.ON s’engage à utiliser ses stocks pour assurer les livraisons de gaz s’il arrive quelque chose de fâcheux en amont au niveau géopolitique. Cela dit, le contrat concernant le gaz russe arrivera à échéance en 2014. Toutes les options sont envisagées aujourd’hui, notamment des contrats indexés sur le marché spot européen. Il n’y aura pas forcément de contrat indexé selon la formule du prix pétrolier courant (ndlr: au moment de la cotation) avec le marché russe, même si South Stream l’emporte face au projet européen de gazoduc.
Pour la Suisse, il s’agit donc aussi d’un choix stratégique?
Pour un fournisseur de gaz, la sécurité de l’approvisionnement est une donnée importante, c’est clair. C’est pour cela que nous n’avons pas de contrat direct avec les Russes, car la Suisse ne possède pas de grands stockages saisonniers pour le moment. Les Russes souhaitent des contrats à long terme indexés sur le pétrole, qui ne sont pas les plus compétitifs sur le marché. Or un autre facteur important est le prix. Actuellement, le marché européen est très liquide. Il y a moins de demande du fait de la crise et nous enregistrons des surcapacités d’importation de gaz naturel liquéfié. Pour résumer, les prix sont intéressants car il y a pléthore de gaz. Les contrats indexés au marché sont privilégiés.
L’option TAP ou Nabucco serait-elle intéressante en termes de prix pour l’utilisateur suisse?
D’après nos informations, il semblerait que les coûts liés au développement du gisement azéri de Shah Deniz auraient fortement augmenté, passant de 20 à 28 milliards de dollars. Cela ne manquera pas d’affecter le prix, bien sûr. Au niveau des coûts de transport, TAP a un avantage sur Nabucco Ouest car il évite plusieurs pays de l’Europe de l’Est.
On ne parle que de l’Asie centrale mais les Etats-Unis connaissent aussi un boom énergétique. Leurs livraisons de gaz naturel à l’Europe vont-elles s’accroître?
Oui, mais je pense qu’ils essaieront plutôt de l’écouler en Asie où les prix sont plus élevés. Globalement, le marché se trouve dans une situation d’incertitude car, parallèlement, on pourrait aussi développer la production de gaz de schiste en Europe, en Pologne et en Ukraine, notamment.
En Suisse aussi, on a du gaz naturel. Notamment dans l’arc jurassien et sous le Léman, ce que reconnaît Gaznat dans son dernier rapport annuel.
Actuellement, nous regardons de quelle manière on pourrait exploiter ce gaz. La question du coût se pose également. Il est clair que les contraintes environnementales sont importantes. A la suite de cette analyse, les actionnaires prendront une décision. Celle-ci dépendra aussi des concessionnaires qui sont les cantons du Valais, de Vaud, ainsi que la France où se trouvera une partie de la structure du réservoir.
Ce n’est pas encore demain que nous verrons des derricks dans le Léman…
Notre objectif n’est pas de mettre des derricks dans le lac, cela ne serait jamais accepté, mais des tours de forage terrestres qui seront enlevées dans un deuxième temps. Je pense qu’à moyen terme une exploitation du gaz dans le Léman est envisageable.
A moyen terme: c’est-à-dire?
A l’horizon 2020 peut-être.
Cela couvrirait quel niveau de besoins, le cas échéant?
Seulement une partie des besoins du pays. De toute façon on ne pourrait jamais arrêter du jour au lendemain les contrats à long terme conclus avec l’étranger. L’exploitation sera progressive. Propos recueillis par ChC