L’immense chaîne humaine qui a réuni, mercredi 11 septembre 2013, des centaines de milliers de Catalans réclamant leur indépendance au son de l’hymne du poumon économique de la péninsule ibérique ne restera pas un événement sans lendemain. L’an prochain, la même population remettra l’ouvrage sur le métier, de manière radicale, cette fois. A l’instar des Ecossais qui se prononceront sur leur indépendance en septembre 2014, les Catalans demandent un référendum sur la question.
Les velléités indépendantistes de l’Ecosse et de la Catalogne remettent au goût du jour le discours sur l’Europe des régions, concept qui émerge déjà au début du 19e siècle avec le fédéralisme communautaire de Proudhon avant de renaître dans l’entre-deux-guerres notamment grâce aux écrits des penseurs personnalistes Alexandre Marc et Arnaud Dandieu.
Doctrinaires du désespoir?
La vision régionaliste de la société, un disciple de Marc, Denis de Rougemont (1), la relaie avec talent dans ses écrits au lendemain de la guerre. Dès la fin des années soixante, Rougemont dépasse le stade culturel et politique pour étendre sa réflexion au domaine environnemental: la région offre un cadre plus adapté à une meilleure gouvernance en matière d’utilisation des ressources.
L’hypothèse coïncide avec les recommandations du Club de Rome et les paramètres – population, investissements, ressources naturelles, pollution et qualité de vie – du chercheur américain Jay Forrester. Placée dans une vision prospective, l’interaction de ces données entretient des doutes sérieux sur les chances de maintenir un équilibre mondial au-delà de 2020. Mais elle provoque aussi la réaction des tenants de la croissance à tout prix, qui, tel Louis Pauwels dans sa «Lettre ouverte aux Gens heureux, raillent la «sinistrose» de savants assimilés en substance à des doctrinaires du désespoir.
En 1972, Rougemont tient une conférence remarquée sur le thème de la gouvernance mondiale à Lausanne sous les auspices du Centre de recherches européennes, l’actuelle Fondation Jean Monnet pour l’Europe. Le texte de son intervention sera publié la même année dans les fameux Cahiers rouges de l’institution éponyme sous le titre «Les dirigeants et les finalités de la société occidentale».
Au service de l’homme
L’économie n’a pas sa fin en soi, elle doit être placée au service de l’homme, conclut en substance l’écrivain et philosophe neuchâtelois, alors âgé de 66 ans. Il ajoute: «L’économie servira l’homme quand elle s’ordonnera non plus au seul profit individuel ni à la seule croissance du PNB mais à un équilibre dynamique entre la personne, la Cité et l’environnement naturel – à ce BNB (Bonheur National Brut) dont parlait Tinbergen (mais je persiste à penser que le N y est de trop, et empêche tout)».
Quelques mois plus tard survient le premier choc pétrolier, un tournant en soi bénéfique de par la prise de conscience qui en a résulté mais dont on peut se demander s’il n’a pas plutôt accéléré une fuite en avant vers un matérialisme et un consumérisme effrénés. Comme si la fin du boom des trente glorieuses et la montée inexorable du chômage exacerbaient l’égoïsme d’un modèle social axé désormais sur la satisfaction immédiate des besoins au détriment de la protection de l’environnement.
De fait quarante ans après, les paroles de Rougemont continuent à retentir tristement comme un cri dans le désert. Le monde est toujours dominé par des Etats-nations dont la course aux armements semble être la motivation principale. A cette aune de puissance, leur étalon reste le PIB. Et le régionalisme un empêcheur de tourner en rond auquel il convient de mettre les bâtons dans les roues.
Le tournant de 2008
Autant dire que les peuples écossais et catalan ne sont pas encore sortis de l’auberge et peuvent s’attendre à une autoroute de peaux de banane jetées sur le trajet de leur indépendance. Sauront-ils éviter les nombreux écueils que leur réservent les tenants de l’ordre affairiste et consumériste? Un élément est positif malgré tout: depuis bientôt deux décennies les modèles économiques traditionnels subissent des coups de bélier dont le plus spectaculaire a été le krach financier de 2008. La Bourse a certes repris du poil de la bête au cours des deux dernières années mais la confiance dans le système a été sérieusement ébranlée. Citadelle de l’ordre établi, le mythe testostéronophage de la rentabilité à deux chiffres vacille.
Un signe de ce tournant est la levée de certains tabous comme celui pesant sur l’idée de décroissance. Il y a quelques années la seule évocation de ce concept donnait l’urticaire aux économistes et aux gens des médias. Aujourd’hui, le ton est moins sarcastique. La catastrophe de Fukushima en 2011 a sérieusement décomplexé les critiques de la croissance à tout prix, fondée sur une croyance aveugle dans les progrès de la technique. A tout le moins certains mythes scientifiques se voient sérieusement contestés. Qui peut encore croire que l’énergie nucléaire sauvera durablement d’une pénurie les grands consommateurs d’électricité?
Projet de décroissance
A l’inverse s’ébauchent des réflexions sur une «réappropriation» de la terre. «Les zones rurales doivent être réinvesties par les populations pour devenir des centres d’activités et non plus des zones dortoirs comme en zone périurbaine, ou des zones quasi à l’abandon faute d’activités et de services publics», proposent Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, les auteurs d’ «Un projet de décroissance», un petit ouvrage publié en France sous forme de manifeste (2).
En portant le débat sur la place publique à Paris mais également en province, ces émules de Paul Ariès, Jacques Grinewald et Serge Latouche, trois idéologues aguerris de la décroissance, ont le mérite de décloisonner un débat que dessert le comportement sectaire de certains objecteurs de croissance. En Suisse notamment, le rayonnement de ces groupements, plombé par des égos de paroisse, ne parvient pas à sortir des catacombes. Il en restera prisonnier aussi longtemps que feront défaut les relais politiques ou des réseaux influents. Autant dire jusqu’au jour du grand tsunami.
D’où l’urgence de la réintroduction d’une réflexion régionaliste dans les stratégies de gouvernance. «Créer des communautés librement liées par la foi ou l’espoir», comme l’écrivait Denis de Rougemont. En termes actualisés, on pourrait traduire: réconcilier l’économie et la population dans une dynamique citoyenne et démocratique.
«Le Nègre de la Rose» par Christian Campiche, Editions de L’Hèbe, 2004.
«Un projet de décroissance – Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie» par Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, les éditions utopia, 2013.