Depuis la mise à l’encan du «Temps», en octobre 2013, les co-actionnaires Tamedia et Ringier ne parvenaient pas à dissiper le doute: l’opération n’aurait-elle été qu’une manoeuvre machiavélique destinée à éviter le «nein» du gendarme de la concurrence en cas de reprise par l’un ou par l’autre? Avec l’argument imparable suivant: «tout essayé pour trouver un autre acquéreur intéressant, pas pu».
La preuve n’est pas amenée mais il apparaît certain qu’avec Ringier, qui, de toute façon, ne jouit pas d’une situation de monopole dans le domaine de la presse quotidienne en Suisse romande, Berne n’aura aucune raison de mettre le holà. Demeure l’inconnue de base, qui concerne le maintien d’une offre journalistique de qualité, finalement l’unique véritable enjeu citoyen. Pour le «Temps», qui présente une vocation de relais haut de gamme, ce passage dans le giron exclusif de Ringier est-il une bonne chose?
Interrogé lundi matin 14 avril 2014 sur les ondes de la RTS, Stéphane Garelli, président du «Temps» estimait qu’il s’agit d’une «bonne nouvelle». Mais peut-être aurait-il fallu formuler la question différemment. A compter du moment où la vente du «Temps» a été annoncée officiellement, une véritable «bonne solution» était-elle encore envisageable? Au mieux ne devrait-on pas parler de « moins mauvaise solution »? En effet quoi de plus déstabilisant que l’incertitude? Comment motiver l’effectif en le maintenant dans le doute quant à son avenir pendant de longs mois? La rédaction du « Temps » pouvait légitimement attendre une réaction plus responsable de la part de ses éditeurs, les deux plus importants de Suisse.
Néanmoins aujourd’hui le repreneur est sorti du bois, il s’appelle Ringier et notre avis est qu’il constitue la « moins mauvaise solution », cela pour deux raisons. D’abord le nouveau propriétaire unique est un professionnel de l’information. Figurant dans le duo de tête parmi les principaux groupes de presse du pays, Ringier est aussi l’un des plus rentables grâce à une politique de diversification que l’on peut critiquer en termes déontologiques – elle mélange l’information et le divertissement – mais qui n’en est pas moins efficace au chapitre des résultats. Ringier dispose de fonds propres suffisants pour entretenir un journal de la taille du « Temps » dans le sens d’une garantie du maintien de l’effectif, condition de la qualité du contenu.
Avant le «coming out» de Ringier, on pouvait s’interroger en tout cas sur le sérieux de certaines candidatures dont les médias se sont fait l’écho. Le contrôle d’un journal est souvent un rêve que nourrissent des entrepreneurs fortunés au soir d’une carrière. Mais ils sous-estiment les risques et flanchent à la première difficulté, généralement le prix d’achat. En outre, ils ont une idée vague de la ligne que pourrait avoir le titre. Un conflit avec la rédaction en chef est programmé si cette ligne n’est pas définie de manière très précise à l’avance.
La deuxième raison est culturelle. Le « Temps » s’affiche en journal de référence pour la Suisse romande. Est-il sérieux qu’il appartienne à un groupe dont le pouvoir de décision se trouve outre-Sarine? La création, en janvier, du Cercle des Amis du Temps traduisait le souci de transférer à des intérêts romands les rênes du journal. L’arrivée de Ringier déçoit ces mêmes «amis» qui misaient sur une cordée d’investisseurs menée par un banquier privé genevois. Mais elle devrait quand même les rassurer partiellement car parmi les éditeurs alémaniques, l’éditeur Ringier n’est pas le moins francophile. Au contraire, le propriétaire Michael Ringier aime proclamer haut et fort son respect du terroir romand et il est probablement sincère: cet homme aime cultiver un profil de gentleman ouvert aux cultures. En témoigne la vocation européenne du groupe, partenaire de l’Allemand Springer dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale.
Mais surtout la francophilie de Ringier trouve son expression la plus concrète dans la confiance que Zofingue, siège de Ringier, accorde au Vaudois Daniel Pillard. Le PDG de Ringier Romandie, un ancien journaliste, père d’un journaliste engagé par… Tamedia, en est certainement le meilleur garant. Il n’aura pas assez de tout son talent pour gérer le processus de synergie entre le «Temps» et «L’Hebdo» qu’annonce Ringier. Un rapprochement qui n’équivaut pas forcément au mariage de la carpe et du lapin, en termes de culture d’entreprise, car on ne voit pas à première vue ce qui séparerait idéologiquement le «Temps» de «L’Hebdo», dont les colonnes s’ouvrent plus qu’à leur tour aux tenants du libéralisme financier et économique.
Au-delà, tout reste cependant à faire et le chantier s’annonce potentiellement chargé d’obstacles. D’autant qu’aucun tabou n’a été avancé, ce qui laisse ouvertes toutes les hypothèses. La rédaction du quotidien quittera-t-elle son siège historique à la gare Cornavin, par exemple? Sera-t-elle déplacée dans les locaux de Ringier à Lausanne? La société des rédacteurs du «Temps» n’est pas enthousiaste face à une telle éventualité, on la comprend, ce qui laisse supposer une forte résistance à Genève.
En termes d’organisation, des problèmes devraient aussi surgir dans la mesure où le rapprochement concerne deux titres dont le rythme de parution n’est pas le même. Le «backoffice», pour reprendre le terme de M. Garelli, a donc du souci à se faire. Les rédactions seraient moins touchées, dans un premier temps, mais l’excès de confiance n’est pas à l’ordre du jour: chacun sait que tout rachat d’entreprise est potentiellement créateur de doublons et porteur de conflits à l’étage des chefs. En commençant pas le sommet de la hiérarchie.
La situation se compliquerait encore si Ringier élargissait au «Temps» la stratégie numérique qu’il a développée ces dernières années. Le quart de son chiffre d’affaires provient déjà du digital. C’est beaucoup plus que chez le concurrent Tamedia mais beaucoup moins que chez Springer dont la part atteindra cette année 50%! Et dont la gourmandise ne semble pas avoir de limites.
Fin 2012, l’évocation de la transformation du «Temps» en «pure player», journal uniquement en ligne, avait provoqué un émoi considérable au sein de la rédaction. Sur les ondes de la RTS toujours, Stéphane Garelli a parlé de «menu à la carte», n’excluant pas la création à Lausanne d’une «newsroom», à l’image de ce que vivent à Zurich, mais aussi en Europe centrale, les rédactions en main de Ringier. Traduit en français: un espace accueillant sur le même site tous les services d’un journal, qu’ils concernent la version en ligne ou la version papier. Une expérience qui placerait le «Temps» en conformité avec les canons médiatiques de demain, une vision de l’information axée sur le tout-numérique la semaine mais avec un support papier le week-end. Une révolution en Suisse romande, assurément.