Sur une distance de 1,5 km, les cantons de Berne et de Vaud projettent d’y construire, à parts à peu près égales, une route de 3 mètres de large avec des aires d’évitement permettant le croisement de poids lourds. «Si le projet aboutit, la vallée est fichue», dit l’homme.
Ses appréhensions ne sont pas vaines. A l’horizon 2014, chaque jour que Dieu voudra, des dizaines de camions de 35 tonnes pourraient bien transporter les matériaux inertes, terre et graviers, issus des chantiers de Gstaad et ses environs, afin qu’ils soient enfouis dans la future décharge du Teilegg, au-dessus de Saanen. Un détour que les habitants de Rougemont doivent aux caprices des habitants de la zone résidentielle de cette localité bernoise, opposés à l’ouverture d’un couloir polluant et bruyant à leur porte.
Risque de barrage
Pour aménager la décharge, les promoteurs du Saanenland devront raser un bosquet et recouvrir, au moins provisoirement, un ruisseau issu d’un marécage classé d’importance nationale. Secrétaire exécutif de Pro Natura Vaud, Michel Bongard est catégorique: «La mise sous tuyau de ce cours d’eau contreviendrait aux dispositions légales de la protection des eaux, de la nature et du paysage.»
Municipal des déchets et ruisseaux de la commune de Rougemont, David Rossier imagine un scénario encore plus noir. «La décharge du Teilegg est un danger pour les habitants de la région. Il suffirait qu’elle bouge pour qu’un lac se forme, risquant de déborder et de créer une grosse vague qui dévalerait la montagne en direction du village.»
Après une période de flottement, les gens de Rougemont ont pris conscience de la menace. Une association s’est créée (sosvalleedesfenils.ch), soutenue par un banquier privé genevois qui a mis la main au porte-monnaie. De leur côté, plusieurs résidants du Pays-d’Enhaut s’en sont pris dans des courriers à Jacqueline de Quattro, cheffe du Département vaudois de l’environnement.
La tension monte
«Vous avez su préserver la gélinotte et la bécasse sur les hauts de Château-d’Œx, c’est très bien, mais ce serait encore mieux si vous vous occupiez de sauver la vallée des Fenils, notre patrimoine», lui écrit ainsi Marius Jaton, un habitant de Rougemont. «Cette route pour laquelle vous avez donné votre aval donnera accès à la décharge du Teilegg, sur le canton de Berne, au profit d’un groupe privé du Saanenland, les Addor, Gehret et Moratti. Ils auront ainsi tout le loisir de s’enrichir sur le dos des Vaudois.» La tension est encore montée d’un cran le 11 novembre, lors d’une séance d’information organisée par le canton. Réunissant 120 personnes dans la salle communale de Rougemont, elle a permis pour la première fois de mesurer la température à une échelle collective.
Le ton est devenu houleux quand les participants ont appris que les promoteurs du projet avaient limité leur décharge à 450 000 m3, juste en dessous de la limite de 500 000 m3, à partir de laquelle une étude sur l’impact de l’environnement est obligatoire. Pris sous le feu croisé des questions critiques et des quolibets, les fonctionnaires de l’administration vaudoise ont passé un mauvais moment, l’assemblée ayant dit tout le mal qu’elle pensait du tracé. «C’est la nouvelle guerre des Vaudois contre les Bernois», résumait un participant venu, lui, de la localité voisine de Château-d’œx.
Député au Grand Conseil vaudois, l’ancien syndic de Château-d’Œx, Philippe Randin, a conseillé au canton de revoir sa copie, s’il ne voulait pas s’exposer à une résistance digne des personnages de Ramuz dans la guerre dans le Haut-Pays. Il a aussi déposé une interpellation au parlement cantonal.
Patate chaude
Sera-t-il entendu? Des variantes existeraient. Telle une patate chaude, le procédure d’affectation de la décharge a été renvoyée au canton de Berne par la commune de Saanen. Lausanne attend l’avis de Berne pour se prononcer définitivement. Il est toutefois peu probable que les deux cantons changent leur fusil d’épaule.
«On parle de déchets inertes, mais cette affaire est surtout un gros business d’excavation de terre. Les gens achètent des chalets, les rasent pour construire des piscines, des saunas. Puis ils rebâtissent par-dessus.» Tel résidant du Pays-d’Enhaut résume à sa manière le problème du mitage. L’affaire de la décharge du Teilegg n’est qu’une conséquence de la spéculation immobilière qui ravage la campagne helvétique.
COMMERCE JUTEUX
Le commerce des déchets est une mine d’or pour tout un pan de l’économie. Des transporteurs et des entrepreneurs font des affaires fructueuses, osant même jouer la partition de la défense de la nature. Copropriétaire de la décharge du Teilegg, l’entreprise de construction Moratti, à Gstaad, prend position indirectement sur des blogs. Renoncer au projet équivaudrait, selon elle, à traverser la Suisse vers Bulle, Wimmis ou Spiez pour recycler les matériaux: «Une catastrophe écologique».
L’enjeu environnemental résulte pourtant bien des nouveaux chantiers qui, tous les jours, surgissent du sol, crachant de la terre destinée à des poubelles souterraines géantes. Dans le canton de Vaud, deux décharges pour matériaux inertes, des DCMI, sont en cours d’exploitation et quatre en cours de procédure. «Un déficit de capacité s’installe peu à peu», concède l’administration vaudoise sur son site officiel.
La situation est meilleure dans le canton de Fribourg, qui recense sept décharges contrôlées pour matériaux inertes, dont deux importantes, à Montet (Glâne) et à La Tuffière (commune d’Hauterive). «Il n’y a pas de pénurie à court terme au niveau du canton mais la situation peut évoluer très vite. Sur les sites de Singine et de Veveyse, les volumes sont déjà remplis ou insuffisants», commente Loïc Constantin, chef de section au Service fribourgeois de l’environnement.
Une réalité qui pousse au tourisme des déchets et force les cantons à coopérer dans une «recherche commune de futurs sites pour décharges», comme le confirme Christoph Wenger, chef de la division sols de l’Office fédéral de l’environnement. «Il y a actuellement 220 décharges sur l’ensemble du territoire suisse dont 180 pour des matériaux inertes. Beaucoup de gravières sont remplies ou le seront au cours des dix prochaines années avec du matériel d’excavation propre. Si le boom de la construction se poursuit, certaines régions dont les carrières sont saturées vont connaître des problèmes.»
Christian Campiche/La Meduse