„Pour les médias comme pour les Eglises, le monde s’est radicalement modifié avec l’émergence de cette société interconnectée, mondialisée et atomisée.
Au début du 20e siècle, le contact des croyants avec leur Eglise était encore très direct. Il passait par la vie paroissiale et par la diffusion de la parole « du haut de la chaire ». La relation avec l’Evêque était rare et plutôt distante, et le Pape était pour la plupart une abstraction lointaine.
Aujourd’hui la situation est inversée. Si la pratique religieuse dominicale est un peu moins assidue, les contacts entre fidèles et clergé sont aussi plus aléatoires. La recherche de valeurs passe en grande partie par d’autres créneaux. Le Pape est devenu la vraie figure médiatique. Il bénéficie des meilleures heures d’écoute à la radio et à la télévision, envoie des tweets à travers le monde et soigne ses amis sur Facebook.
Les médias sont en quelque sorte devenus l’endroit privilégié de diffusion du message chrétien et du dialogue entre l’Institution et ses fidèles. Le travail de communication et d’informations religieuses s’en trouve complétement chamboulé.
Le monde des médias, lui aussi, est – cela n’aura échappé à personne – en bouleversement complet. La portée de ce changement équivaut, en impact, au développement de l’imprimerie. Dans le secteur de la presse et des médias électroniques, la grande bascule numérique bouleverse profondément et irrémédiablement tous les modèles, les modes de productions comme les habitudes de consommation. Tous sont touchés : les grands comme les petits, les internationaux comme les nationaux ou les locaux, les journaux comme la radio et la télévision. Les modèles d’affaire explosent, les relations entre les acteurs se tendent. Tous cherchent des réponses et des perspectives. Tous se retrouvent pour la première fois sur le même terrain de l’Internet et des médias sociaux, avec comme récepteur universel le smartphone.
La radio et la télévision, mais aussi les institutions, comme les Eglises, doivent s’adapter à cette nouvelle réalité.
Dans ce contexte, impossible de ne pas évoquer le problème de la taille critique de notre petit pays. Avec ses 8 millions d’habitants, la Suisse compte autant de comptes Facebook – 3, 5 millions – que de foyers. Et de surcroît répartis en quatre marchés linguistiques. La Suisse est un nain dans ce paysage médiatique désormais mondialisé.
L’évolution des sociétés médiatiques
Pour bien comprendre cette évolution sur la durée, on peut globalement distinguer quatre sociétés médiatiques qui se sont succédées et qui, aujourd’hui, d’une certaine manière, se superposent :
- Au début du siècle dernier est apparue une société médiatique de l’affirmation. C’est l’époque des grands combats idéologiques et de la presse d’opinion. Les journaux surtout – la presse de parti en particulier -, la radio en partie, sont les vecteurs de ces courants, porteurs de grands conflits idéologiques. Les Eglises y sont bien évidemment présentes et propagent idées et valeurs. Au sein des radios et télévisions, les collaborateurs des émissions religieuses sont alors des prêtres et des pasteurs. Leur travail se concentre sur la diffusion de messages religieux et de célébrations. La première transmission radiophonique d’un office religieux remonte à 1923. En TV, les offices religieux apparaissent régulièrement dès les années 1950.
- Après la seconde guerre mondiale se développe une deuxième société médiatique, celle de l’information. Les rédactions gagnent leur indépendance, enquêtent, privilégient les faits aux discours de principe, font tomber les présidents (américains) et s’engagent contre les guerres. Les messages idéologiques – dont la parole de l’Eglise – sont discutés, remis en cause, critiqués. La religion sort de son ghetto journalistique et devient un thème « normal » de l’offre programmatique globale des médias.
- Au début des années 80 arrive la société de la communication. Le monde de l’économie, les pouvoirs politiques, mais aussi les Eglises et les organisations de la société civile, comprennent l’importance de la médiatisation. Ils tentent d’influencer les médias, de les utiliser à leur profit en développant de véritables stratégies de communication. Les frontières deviennent floues. Et se développe probablement une certaine difficulté pour les Eglises comme pour d’autres institutions, à concilier communication d’un message et immersion dans le monde de l’information. Le besoin de recul, mais aussi de valeurs reste pourtant important. C’est un nouveau défi pour les émissions radio-télévision du service public.
- Aujourd’hui nous sommes plongés dans une 4e société médiatique, celle de la conversation et de la connexion permanente. Les médias sont contournés aussi bien par le public que par les acteurs de la société qui interagissent ensemble et alimentent directement les médias, notamment par le biais des réseaux sociaux. La légitimité des médias n’en est que plus interrogée, voire mise à mal, comme lors du débat sur les fake news. La religion et les émissions qui lui sont associées doivent se réinventer. Au-delà des émissions religieuses traditionnelles, surgit la nécessité de développer de nouveaux vecteurs, de nouvelles plateformes : vos centres-médias, nos sites, comme RTS-Religion, développés en concertation.
L’équilibre est d’autant plus subtil qu’il touche des questions fondamentales, comme la nuance, de tailler entre la croyance et le savoir. Croire c’est tenir pour vrai mais sans preuves, sans contraintes. C’est aussi parler de sa croyance. Si vous voulez savoir ce qu’un individu croit, écoutez-le. Ce ne sont pas les instituts de sondages, travailleurs acharnés de la spéculation sur les croyances, qui nous démentiront. Même si leurs succès sont relatifs si l’on en juge aux dernières prévisions politiques américaines et anglaises !
Mais comment croire à une totale étanchéité entre le monde de la connaissance et le monde de la croyance ? L’irrationnel côtoie si bien le rationnel…
C’est particulièrement le cas du journalisme, qui oscille constamment entre la recherche factuelle, en principe agnostique, et la tentation de participer, avec parfois facilité, à un sentiment collectif, irrationnel, qui fait et défait les réputations, les victoires ou les défaites. Ce sentiment que d’aucuns appellent à juste titre « la pensée dominante ».
De fait, le sens critique semble bien s'émousser globalement. « L’infobesité » ou le développement des stratégies de recommandation, basées sur l’exploitation des données personnelles, ne sont sans doute pas étrangères à cela. Elles tendent à enfermer dans des bulles narcissiques et confortables, qui ne laissent plus entrer la curiosité aléatoire.
Alors sommes-nous finalement condamnés à croire là où nous ne pouvons pas savoir ?
Pour les médias de service public, tout cela pose bien des questions…
Des questions éthiques d’abord.
Que faire pour «bien» faire, comment s’assurer de transmettre des faits et non des croyances, ou alors de bien les présenter comme telles ?
Des questions professionnelles ensuite.
Quelles limites donner à la transmission de l’information ? Comment vérifier la solidité des données reçues, comment s’assurer de l’intention des sources. Faut-il tout dire, tout montrer? Et si non, selon quels critères ?
L’objectivité, tout comme la qualité d’ailleurs, ne se décrètent pas. Elles sont trop imprégnées des tissus socio-culturels dans lesquelles elles agissent pour être établies de manière indiscutable et universelle. Ce qui peut par contre s’établir, c’est l’intention.
Celle-ci, du moins pour le service public, ne doit pas être mise au service d’une tentation manipulatrice. Soit à des fins commerciales, soit à des fins politiques.
Le service public doit à son public de garantir une intention honorable. Et miser sur la confiance plus que sur la croyance.
Tout cela a de multiple conséquence, en particulier dans la relation entre les médias et leurs publics, entre les Eglises et leurs fidèles.
Chacun consomme aujourd’hui son journal, ses programmes, selon ses goûts, mais aussi indépendamment du lieu et du moment. Un peu comme chacun pratique sa foi « à la carte » et de manière individuelle. Tout cela témoigne d’une nouvelle relation au monde et à la communauté.
Dans le monde des médias, ce contexte a de quoi tendre l’ambiance en Suisse, comme à travers le monde. On se demande alors comment permettre la coexistence intelligente de médias publics et privés ?
Certains souhaitent redimensionner l’audiovisuel public pour renforcer les médias privés. C’est, je le crois vraiment, une erreur d’analyse. La disparition de chaînes publiques et les transferts de moyens n’impliqueraient évidemment pas l’amélioration de la situation des journaux et médias privés.
Il faut ici le dire, l’audiovisuel public n’est ni le problème, ni la solution des radios-télévisions privées, ni à plus forte raison de la presse écrite.
Cette guerre fratricide n’amènera nulle part. Pire, elle ouvre grandes les portes aux nouveaux acteurs internationaux du monde de la communication, aux géants du multimédia et de l’Internet, à de grands groupes étrangers qui ne rêvent que de s’engouffrer en Suisse. Tout en privant le public d’une part essentielle de l’offre qui ne peut évidemment pas être financée par un marché, beaucoup trop petit pour cela. Et de fait, en détruisant ainsi une valeur fondamentale de notre pays : l’équivalence de prestations entre les grandes régions du pays, possible grâce au financement solidaire de la SSR.
C’est dans ce contexte que se pose la question de notre partenariat.
La question touche d’abord nos programmes. Il s’agit d’adapter en permanence nos offres à ce nouveau monde numérique et aux attentes du public. Sans oublier le devoir d’universalité des thèmes et des publics. Sans oublier non plus le cadre juridique qui est fixé au service public, et qui pour la première fois depuis 2007 mentionne explicitement dans la concession de la SSR les religions (Art. 2, al. 2 : « Dans ses programmes, elle promeut la compréhension, la cohésion et l’échange entre les différentes régions du pays, les communautés linguistiques, les cultures, les religions et les groupes sociaux. »).
Les Eglises se reconnaissent certainement dans ces valeurs du service public. Au premier rang desquelles figure le respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine et aussi la protection des éléments essentiels à la foi.
Tout cela se concrétise dans des liens structurels entre les diverses unités d’entreprises et les principales Eglises du pays. J’en veux pour preuve les conventions renouvelées récemment en Suisse romande, après quelques vives discussions (…), et en Suisse alémanique.
Cela se traduit par une série de rendez-vous intéressants, éclectiques, originaux, dans toutes les régions du pays. Comme par exemple :
-La chronique quotidienne de « RTS-Religion » dans le Journal du matin, et les magazines hebdomadaires « Haute fréquence » (La Première) et « Babel » (Espace 2), auxquels s’ajoute le magazine TV hebdomadaire « Faut pas croire », et Le site web RTS-religion, spécialisé dans le fait religieux, en partenariat avec Cath-Info et Médias-pro.
-Du côté alémanique, il y bien sûr «Sternstunde Religion» et «Bilder zum Feiertag» à la télévision, à quoi s’ajoute en radio «Blickpunkt Religion» und «Zwischenhalt» ainsi que «Perspektiven» pour ce qui de l’approfondissement.
-En Suisse italienne, il y a les magazines tv “Segni dei Temp” et “Strada Regina”, complété par “Chiese in diretta”,sur Rete Uno.
-Enfin les romanches proposent l’émission « In Pled sin via » en tv et le rendez-vous “Vita e cretta”, à la radio
Et à tout cela s’ajoute évidement la retransmission des offices religieux.
La SSR a ainsi confirmé qu’un lieu de compétence était indispensable dans l’espace du service public, pour offrir une réflexion sur la dimension religieuse qui sous-tend et anime la société. Il s’agit de développer un véritable travail journalistique, qui éclaire et interroge - parfois de manière dérangeante j’en conviens – le monde des valeurs spirituelles et des religions
Je ne peux évidemment pas terminer ces propos sans m’arrêter un instant sur le débat politique actuel sur la radio-télévision de service public.
Il faut en effet bien réfléchir avant de réduire, voire détruire les institutions qui portent et incarnent le service public. Inutile je pense de vous rappeler ici le danger que fait peser l’initiative « No Billag ».
En cas d’acceptation, celle-ci impliquerait la disparition immédiate et totale de la SSR et de la plupart des chaînes privées qui bénéficient aussi de la redevance. Et cela sans aucune alternative possible, contrairement à ce que laissent sous-entendre, à tort, les partisans de l’initiative.
Rejeter clairement cette proposition destructrice, c’est affirmer notre volonté d’affronter ces nouveaux mondes numériques, tout en y cultivant les valeurs publiques que nous partageons, à commencer par la solidarité entre les différentes composantes de notre société, dans le plein respect de l’altérité et de la diversité.
J’espère ainsi pouvoir compter sur la mobilisation de vos institutions dans ce combat essentiel.“