La décision a été prise par le Grand Conseil le 2 septembre 2010 dans des conditions qui ont laissé plus d’un observateur pantois. L’objet a été glissé au milieu d’un ordre du jour très chargé qui aurait en quelque sorte fait diversion. Invoquant la protection de la sphère privée, l’auteur de la proposition, l’avocat et député libéral Olivier Jornot, a entraîné dans son sillage une forte majorité du parlement cantonal.
Quand plusieurs députés de la gauche ont réalisé l’enjeu réel de la votation, il était trop tard. Il a fallu attendre le 11 janvier pour que la «Tribune de Genève» s’empare tout à coup de l’affaire, titrant: «Immobilier, le retour de l’opacité». L’association de défense des locataires Asloca n’en revient toujours pas.
Que cache tant de célérité mise à supprimer une disposition introduite à la suite de la bulle spéculative du début des années 90? «Pour moi, c’est très clair, cette mesure favorise le blanchiment», s’indigne l’avocat de l’Asloca, Christian Dandrès. Et de citer un chiffre qui donne la mesure de la spéculation: 1 milliard de francs, soit le montant des transactions immobilières à Genève en 2010. «Pour une population de 400 000 habitants, c’est inimaginable», commente M. Dandrès.
Unique en Suisse
Regrettable glissement d’un canton qui avait pourtant donné longtemps le bon ton? En octobre 1989, suite à la bulle immobilière, les Chambres fédérales édictaient un arrêté urgent autorisant les cantons à rendre publics les transferts immobiliers. En 1995, cette disposition se voyait abrogée du fait de l’adoption de l’article 970a du Code civil suisse donnant une liberté totale aux cantons en la matière. En 1997, le canton de Genève se dotait d’une loi d’application prévoyant que «le Registre foncier publie, dans les meilleurs délais dès l’inscription du transfert de propriété, la cause de l’acquisition et la contre-prestation exprimée en francs dans l’acte».
Jamais un canton n’a été – et n’ira – aussi loin. En comparaison, Vaud offre l’accès gratuit aux informations concernant les transferts immobiliers sur internet. Acheteur et aliénateur se voient dévoilés. Fribourg en fait autant depuis le début de l’année, avec, en prime, le numéro et le nom de la rue de l’objet faisant l’objet de la transaction. Mais nulle part il n’est question du prix. «Ainsi en a décidé le législateur à l’époque», souligne le vice-chancelier fribourgeois Olivier Curty.
Une pudeur que n’eurent pas les Genevois. Christian Dandrès: «les montants sont vitaux. Il s’agit d’un outil statistique autant qu’un instrument de mesure du blanchiment d’argent». Bernard Bertossa, ancien procureur genevois, ne s’y trompe pas, qui déclarait récemment au «Courrier»: «la FAO est une source ouverte aux médias, aux services de police. Elle peut servir d’alerte et de soupçon. Il en va donc de l’intérêt public.»
Le retour de l’opacité à Genève n’est en tout cas pas de nature à réjouir journalistes et magistrats. Ces derniers comptaient partiellement sur les premiers pour lever des lièvres, comme la villa que la fille du président kazakh a achetée à Anières pour près de 75 millions de francs. Le psychodrame du procès raté des anciens responsables de la Banque cantonale de Genève, dans une affaire qui a déjà coûté 3 milliards au contribuable, accentue le malaise.
Marque d’arrogance
«Le dernier coup de force sur la transparence des transactions immobilières est une marque d’arrogance, un déni total de la réalité sociale», s’émeut l’avocat de l’Asloca, qui est aussi député socialiste au Grand Conseil. En compagnie de 13 élus, il a déposé mardi soir un projet de loi demandant le retour à l’état antérieur en matière de publication des transactions immobilières. Avec effet rétroactif au 1er janvier 2011.
Christian Campiche, La Meduse