Mis à part «L’Hebdo» qui consacre, sous la plume d’Yves Genier, un article digne de ce nom à ce remuant franc-tireur de l’édition de journaux, les titres romands prouvent une fois de plus que la nécrologie est un exercice en voie de désuétude. Bientôt l’entretien de la mémoire, voire l’histoire tout court, auront complètement disparu de nos contrées.
Mais ne soyons pas mauvaise langue et ne voyons pas dans cette discrétion la petitesse de concurrents à qui le disparu a mené la vie dure du temps où il dirigeait «L’Agefi». Considérons-la plutôt comme une paresse ou tout simplement comme de l’indifférence de la part d’une génération de journalistes à qui l’on ne donne pas les moyens de l’analyse et de la distance face à l’actualité immédiate.
La vie active d’Alain Fabarez ne remonte pourtant pas à Mathusalem. En Suisse elle commence au début des années 80. Fils d’un maroquinier, Fabarez, jeune cadre du groupe «Agefi France», débarque de Paris pour remettre de l’ordre dans la filiale lausannoise. Celle-ci détient une participation, «L’Agefi Suisse», un quotidien financier créé en 1950 par Jean Hussard, journaliste français, soit dit en passant, qui aura tout le loisir de mesurer à ses dépens l’ingratitude humaine: il mourra oublié par ses confrères dans la pauvreté la plus complète, largement nonagénaire.
En 1987, «L’Expansion», maison d’édition française aux mains de Jean-Louis Servan-Schreiber, reprend «L’Agefi Suisse». Alain Fabarez gagne d’emblée la confiance du nouveau propriétaire non sans s’être déjà forgé une solide réputation de prédateur d’informations grâce à des méthodes qui s’écartent de l’orthodoxie journalistique traditionnelle. Fabarez est avant tout un homme d’affaires. Son bagout l’aide à nouer des contacts à tous les niveaux, réseaux qu’il utilise pour alimenter les colonnes de son journal.
Son goût du jeu le porte à spéculer en bourse, parfois aux limites de la déontologie du journalisme économique, une profession qui s’impose des règles strictes, prohibant l’utilisation d’informations d’initiés. Dans l’une ou l’autre affaire mettant en scène le raider Tettamanti, par exemple, Fabarez semble tirer les marrons médiatiques du feu. Il s’en sort indemne, légalement parlant, mais son image en pâtira. Elle s’apparentera davantage à celle d’un forban de la presse que d’un gentleman.
Journaliste, Fabarez le deviendra aussi, par la force des choses. En 1993, le groupe Servan-Schreiber est aux abois. L’occasion faisant le larron, Fabarez prend le contrôle de «L’Agefi» avec un capital de 1,965 million de francs, emprunté à la Banque cantonale vaudoise. Commence alors une période d’équilibrisme, qui voit le nouvel éditeur devoir jongler avec les résultats, tout en rendant le quotidien le plus attractif possible.
Le fonds de commerce du journal est son exhaustivité en matière financière, la dépêche saupoudrée de commentaires et de scoops. Un ton qui tranche avec la pensée unique diffusée par le monopole Edipresse. Une formule unique en Suisse romande. Pour y arriver, Fabarez se lance dans une politique d’acquisition de plumes comptant parmi les plus prestigieuses du journalisme économique romand. Lui-même ne dédaigne pas mettre la main à la pâte, aidé au niveau grammatical et du style par sa secrétaire, une fervente des dictées de Pivot.
Salarié de «L’Agefi» de 1995 à 1996, le soussigné peut en témoigner: contrairement à certains pieds nickelés des médias, Fabarez mettait un point d’honneur à honorer ses factures, il payait ses journalistes rubis sur ongle. L’envers de la médaille était que «L’Agefi» ressemblait au royaume des bouts de chandelle. Le quotidien comptait probablement 3'000 à 4'000 abonnés à tout casser mais en affichait plus du double officiellement. Le prix de l’abonnement, trois fois supérieur à celui d’un quotidien du cru, s’apparentait à celui d’une lettre confidentielle, sans parvenir à assurer des revenus suffisants pour sortir la rédaction d’un rythme effrené privilégiant la quantité au détriment de la qualité.
Pressés comme des citrons, les journalistes ne se signalaient pas par une fidélité à toute épreuve. Principal concurrent de «L’Agefi», le «Journal de Genève et Gazette de Lausanne» l’avait bien compris, qui étoffait sa rubrique économique en recrutant allègrement dans les effectifs du titre lausannois au grand dam de Fabarez.
En 1995, la patron de «L’Agefi» croit trouver le graal quand Edipresse l’approche avec une proposition de reprise en bonne et due forme. Mais l’opération ne résiste pas à l’examen des comptes et s’achève dans les orties. La déception est grande pour le petit éditeur qui se retrouve avec la corde autour du cou.
Inespéré, le salut viendra en 1998 avec la mort brutale de l’honni «Journal de Genève et Gazette de Lausanne», trahi par les banquiers genevois. En effet, ce n’est pas le «Temps», phénix hybride né sur les cendres du quotidien disparu, qui récupère la publicité mais «L’Agefi». La manne est de nature à assurer en douceur la transition majeure et géniale mijotée par Fabarez: l’entrée en bourse de «L’Agefi». On est en 1999. Du jour au lendemain, Fabarez accède au statut de multimillionnaire. A 55 ans, ce jouisseur, grand amateur de cigares et de bonne chère, peut enfin se dire qu’il atteint son but.
L’homme ne conquiert pas pour autant un statut dans la «bonne société» lausannoise qui le snobera jusqu’à la fin. Injuste traitement d’une personnalité qui contribua assurément à la diversité de la presse en Suisse romande et donnera un emploi à de nombreux journalistes. Sa fin de carrière est attristée par un mauvais choix. Dès 2004, Fabarez croit utile de diversifier le groupe en investissant dans les cliniques Genolier aux côtés d’un spécialiste de l’immobilier, Antoine Huber. Le partenariat s’achèvera devant les tribunaux, Fabarez finissant par céder à son associé le contrôle du groupe Genolier – et «L’Agefi» dans le paquet.
Dépité, il se retire des affaires, décevant ceux qui escomptaient jusqu’au bout son retour sur la scène médiatique à l’heure où les journaux, privés de publicité, se meurent. Isolé dans sa tour d’ivoire, distillant des anecdotes croustillantes sur le petit monde des éditeurs au compte-gouttes à ceux qui lui en faisaient la demande, Fabarez ne regardera plus que de haut ce monde de la presse romande qu’il avait contribué à façonner à la manière d’un outsider formidablement atypique.