Cent emplois menacés: une levée de boucliers accueille sur les bords du Léman les mesures d’économie imposées par Tamedia à ses titres. De Lausanne à Genève, les rédacteurs en chef, d’habitude plutôt dociles face à leur employeur, se braquent devant l’ampleur des sacrifices demandés. Des coupes à hauteur de 18 millions sur 34 au total, c’est plus de la moitié pour la seule Suisse romande, s’indignent les cadres. Compte tenu de cette résistance inattendue, il n’est pas exclu que l’éditeur alémanique retarde de quelques mois sa décision. Reste que l’automne risque d’être aussi chaud que ce début de printemps dans les rédactions lémaniques. Et d’ici-là l’ambiance bien tendue.
En tout état de cause, le temps des illusions semble bel et bien révolu. Sur les bords du Léman on commence à réaliser qu’il était pour le moins naïf de croire que Tamedia puisse laisser sa proie vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. Le groupe zurichois n’a rien d’un pygmalion, c’est un froid prédateur dont le passe-temps préféré s’apparente au jeu du chat et de la souris. En 2005, 2007 et 2010, il n’a pas lésiné sur les moyens pour mater successivement les velléités d’indépendance de ses nouvelles possessions, en Thurgovie, à Berne et sur ses propres terres. Pourquoi devrait-il en être autrement sur les bords du Léman?
La tragédie romande, puisqu’il faut bien dire les mots qui conviennent, tient au statut de monopole du groupe Edipresse, passé dès 2009 sous le giron de Tamedia. Au fil des décennies, l’éditeur Lamunière avait tissé une toile qui s’étendait de Sion à Genève, raflant tout ce que l’arc rhodanien comptait de titres, du « Nouvelliste » à la « Tribune de Genève », en passant par une palette de petits journaux vaudois. Le magnat lausannois avait flatté son ego en éliminant successivement la « Gazette de Lausanne », la « Suisse » et le « Journal de Genève », trois enseignes prestigieuses qui faisaient la réputation de leur région. Le « Nouvelliste » mis à part – le quotidien valaisan a été revendu à Hersant – c’est donc la fine fleur de la presse romande qui a été livrée pieds et mains liés à l’ogre zurichois.
L’ancien propriétaire a réalisé une formidable affaire, faut-il critiquer son opportunisme? Ou convient-il plutôt de blâmer la crédulité ambiante? Conditionnés par les courtisans de la « tour », le siège d’Edipresse à Lausanne, les milieux politiques ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. En son temps, la plupart n’avaient pas levé le petit doigt pour s’opposer à la mainmise d’Edipresse sur les journaux locaux. Ils avaient laissé mourir la « Suisse » et le « Journal de Genève » sans le moindre état d’âme. « Touche pas aux Lamunière » semblait être le mot d’ordre. Aujourd’hui ces mêmes milieux s’agitent un peu et brandissent tout à coup, à l’image du grand argentier vaudois Pascal Broulis, l’argument de la diversité de la presse et des particularismes culturels cantonaux. Mais avec quelles chances de succès? Genève et Lausanne, les deux métropoles de la Suisse francophone, risquent bientôt de n’avoir plus que les yeux pour pleurer leurs étendards disparus.
On dit qu’une délégation de Tamedia aurait rencontré jeudi 28 mars pas moins de cinq conseillers d’Etat vaudois et Genevois. Mais qu’ont vraiment ces gouvernants à proposer pour calmer l’impatience du géant? Iront-il jusqu’à accorder des avantages fiscaux à Tamedia pour que ce dernier desserre les crocs? Dans ce cas il leur faudra user de beaucoup de persuasion pour convaincre le contribuable de l’opportunité du geste. Tamedia n’est pas Novartis, l’entreprise qui voulait délocaliser sa fabrique de Nyon. Dans la population, la corporation des journalistes ne jouit pas d’une sympathie comparable à celle qui entoure des ouvrières et des ouvriers payés cinq cents fois moins que leur PDG. Mais surtout Tamedia n’est pas un petit éditeur qui doit lutter tous les jours pour sa survie. C’est une société cotée à la Bourse dont les actionnaires exigent un rendement équivalent à celui d’une banque d’affaires.
Pour cette raison, l’aide de l’Etat serait indécente. Elle placerait également l’information, qui est finalement l’enjeu principal du débat, dans une situation inconfortable. Les quotidiens romands de Tamedia ne se signalaient déjà pas par une particulière impertinence face aux pouvoirs locaux. Un coup de pouce de l’Etat, parce qu’il accentuerait le devoir de gratitude, risquerait de les conditionner davantage. On trouverait dommage enfin que les projets d’aide étatique directe à la presse indépendante et aux journaux en ligne pâtissent d’une lassitude des pouvoirs publics qui leur répondraient, en quelque sorte: « on a déjà donné, revenez dans dix ans ». Autant dire qu’ils les abandonneraient à leur sort, favorisant l’avancée du désert.