L’heure de vérité étant prévue en 2013, tous les revirements sont encore possibles dans un dossier, celui de l’Europe du gaz naturel, qui nage dans les flatuosités d’un byzantinisme crasse. Desservi par une information lacunaire, le citoyen a du mal à se retrouver dans le labyrinthe des projets de pipelines qui se mitonnent entre les bords de la mer Caspienne et ceux de la Méditerranée. Jusqu’ici Bruxelles et Moscou s’affrontaient seuls dans un combat homérique sous l’œil très peu désintéressé de Washington. Mais désormais, avec TAP, un nouveau larron s’invite aux joutes. Il a la caution de la Suisse et de la Norvège.
Au départ, la situation est pourtant limpide: à ce jour, le quart du gaz consommé en Europe est d’origine russe, dépendance qui n’a fait que s’accentuer depuis la mise en service, en novembre 2011, du gazoduc Nordstream reliant la Russie à l’Allemagne en coupant par la Baltique pour éviter la Pologne. Cette rente de situation est toutefois menacée par la volonté de plusieurs pays européens de diversifier leurs sources d’approvisionnement. Et c’est ici que les choses se compliquent.
Brüssel gegen das russische Monopol
En 2004, Bruxelles lance le projet Nabucco, un gazoduc destiné à relier l’Azerbaïdjan à l’Autriche, via la Turquie et la Hongrie, en contournant l’Ukraine. L’heure est au refroidissement des relations entre l’Ukraine et la Russie. Pour punir Kiev, Moscou coupe le robinet du pétrole, l’Europe orientale grelotte. Plus jamais ça, semble dire l’Union européenne, décidée à faire l’impasse sur le gaz russe.
Sentant le danger – le gaz naturel est son fonds de commerce – la Russie riposte. En 2007, elle propulse dans l’arène un projet concurrent, South Stream, qui évite à son tour l’Ukraine. Parti des champs pétroliers russes, le pipeline plonge dans la mer Noire avant d’émerger en Bulgarie et de traverser la Serbie. Bruxelles affecte l’indifférence mais les jalons de la zizanie sont créés, Nabucco prend du retard. Prévue en 2014, sa mise en service est repoussée à 2017 au plus tôt. Le chantier ne démarrera pas avant 2013.
S’il démarre. Car, entretemps, des événements géopolitiques sont venus troubler la donne. Refroidie par le vote du parlement français reconnaissant le génocide arménien, la Turquie boude Nabucco. De son côté, la Hongrie fait régner le suspense. Partisane de la première heure de Nabucco, Budapest n’a pas tourné casaque, officiellement. Mais en mars dernier, la nouvelle, non confirmée, selon laquelle le groupe gazier hongrois MOL laissait tomber Nabucco a soudain alimenté les gazettes économiques. La réponse du berger à la bergère? L’UE venait de sanctionner durement le déficit public hongrois, gelant une aide de 500 millions d’euros à la Hongrie.
AXPO mischt auch mit
Il ne manquait plus qu’un projet helvétique pour ajouter à la confusion. En 2008, EGL, filiale zougoise d’Axpo, s’acoquine discrètement avec la compagnie norvégienne Statoil pour parrainer le Trans Adriatic Pipeline, une filière de transport du gaz naturel de la mer Caspienne vers l’Italie, via la Turquie, la Grèce et l’Albanie. En mars 2012, le projet est tiré de son anonymat par Doris Leuthard. En visite à Athènes, la ministre de l’Energie confirme que BP a «nominé» TAP parmi les sociétés susceptibles d’acheminer le gaz naturel azéri en Europe. Le moment ne tient pas au hasard après les bouleversements en Libye qui privent la Suisse du pétrole brut raffiné à Cressier et Collombey. Dans les scénarios de Berne, l’avenir de la diversification de l’approvisionnement gazier a désormais la couleur du gisement de Shah Deniz en Azerbaïdjan.
Un nouveau corridor gazier qui fait un plaisir fou à Athènes mais s’inscrit en concurrence par rapport à Nabucco et South Stream dont le siège est à Zoug, soit dit en passant. Tant et si bien que Berne, si TAP est retenu, devra prendre le risque de se heurter frontalement à Bruxelles et Moscou. Le choix final de l’exploitant du pipeline n’étant pas attendu avant mi-2013, un débat digne de ce nom ne serait pas superflu dans les milieux politiques. On attend un peu de transparence dans un dossier dont l’opacité n’a d’égal que le désarroi du pékin face à une inconnue concernant rien moins que la troisième source d’énergie du pays.