Cʼest lʼhebdomadaire satirique le plus célèbre de France. Mais aussi la publication la plus rentable, une affaire en or qui génère des millions dʼeuros de bénéfices. Depuis 95 ans, chaque mercredi, le Canard dévoile les petits secrets, les grandes combines et les magouilles de la politique et de lʼéconomie françaises.
Ses révélations ont souvent fait lʼévénement : cʼest lui qui a publié, en 1979, lʼaffaire des diamants offerts par Bokassa à Giscard. Lui encore qui a rendu public, en 1993, le prêt sans intérêt au premier ministre Bérégovoy dʼun ami du président Mitterrand. Ainsi que des dizaines dʼaffaires louches et cachées, documents à lʼappui. Ni de droite ni de gauche, le Canard sʼest donné comme devise : “La liberté de la presse ne sʼuse que si lʼon ne sʼen sert pas”.
Comment le Canard est-il informé ? Le plus simplement du monde, explique son rédacteur en chef, Claude Angeli : quand un fonctionnaire ou un cadre dʼentreprise découvre une magouille ou un scandale dans son ministère ou sa société, il a le choix : ou il démissionne ou il informe discrètement le Canard. Comme lorsquʼune main anonyme dépose à la rédaction, en 1972, la feuille dʼimpôts du premier ministre Chaban-Delmas, qui a utilisé un moyen alors légal de ne pas payer dʼimpôt.
Chaque mercredi, le petit monde de la politique, de lʼéconomie et des médias français attend avec impatience et parfois avec inquiétude la dernière édition du Canard. Et les premiers exemplaires, imprimés mardi après-midi, sont attendus “dès la sortie des rotatives par les policiers de la Direction centrale des renseignements intérieurs, portés dans les rédactions en fin d’après-midi et diffusés en kiosque le mercredi matin. Les radios, les télés et la presse écrite se chargeront de faire la pub des infos du Canard…” précise sur son blog le journaliste indépendant Philippe Duroux.
Mais le Canard Enchaîné est unique aussi pour une autre raison : il nʼa jamais eu de publicité et ses seules ressources sont ses ventes au numéro et ses abonnements, 477 002 exemplaires chaque semaine. Cette indépendance financière est le pilier de sa crédibilité journalistique. Alors que la presse française est au plus mal, comme toute la presse européenne, le journal satirique est une “cash machine” assise “sur un trône en or massif”. Le chiffre dʼaffaires a un peu baissé en 2009 à près de 30 millions dʼeuros, et son bénéfice aussi, à moins de 5 millions dʼeuros. Si lʼon prend sa marge nette (le rapport entre bénéfice net et chiffre dʼaffaires), sa performance atteint 16%. De quoi faire rêver les éditeurs et les financiers ! Et surtout, lʼhebdomadaire a des réserves de 100 millions dʼeuros alimentées par ses bénéfices et ses placements de père de famille. Mieux encore, ses 70 journalistes et ses collaborateurs sont parmi les mieux payés de la presse française : environ 7400 euros par mois, sans compter les 371 000 euros de participations quʼils se partagent – les fameux “chocolats” distribués en fin dʼannée.
Qui sont les propriétaires du Canard Enchaîné ? Personne ne le sait vraiment. Il y a deux ans, deux journalistes, Karl Laske et Laurent Valdigulé, ont publié, sous le titre “Le vrai Canard”, une enquête sur les coulisses de lʼhebdomadaire satirique. Ils nʼont pas réussi à apprendre qui détient les actions du Canard. Selon la légende, le capital serait détenu par ses journalistes et son équipe. Tout ce que les enquêteurs ont pu apprendre, cʼest que “le 21 juin 2000, la société a porté son capital à 100.000 euros. Ce capital est divisé en 1 000 actions de 100 euros chacune. [...] Les actions sont incessibles et reviennent aux administrateurs du Canard.” Selon eux, “Le Canard est triplement verrouillé. La société anonyme au sein de laquelle on est éventuellement coopté est verrouillée par la société civile propriétaire du titre, elle-même verrouillée par l’association.” Une étonnante exception en France, où les journaux sont la propriété de grands groupes industriels ou de financiers.
Le Canard Enchaîné ne fait décidément rien comme les autres. Son succès vient de la qualité de ses informations, mais aussi de son image clairement identifiée par ses lecteurs et de sa structure immuable : les enquêtes en haut de la Une, en page 3 et 4. Et en page 2, la célèbre “Mare aux canards”, qui fourmille de petites informations “glanées dans les couloirs du pouvoir”. Face à la concurrence de sites dʼinformation comme Mediapart, face aux “nouvelles formules” lancées par les groupes de presse pour stimuler leurs ventes, le Canard poursuit sa stratégie et refuse dʼêtre présent sur Internet : “Juste une palme dans la cybermare”, explique son site minimaliste : Notre métier, cʼest dʼinformer et de distraire nos lecteurs, avec du papier journal et de lʼencre. Cʼest un beau métier qui suffit à occuper notre équipe.” Imaginez une seconde que Tamedia ou le groupe Hersant ose publier ce genre de proclamation !
Alors, le Canard Enchaîné est-il un modèle économique valable pour les éditeurs et les journalistes ? Certainement pas. Personne ne songerait aujourdʼhui à lancer et à faire vivre un journal sans publicité, sans actionnaires et sans Internet. Le Canard est le fruit dʼune époque et dʼune culture. Il joue son rôle de chien de garde de la liberté dʼexpression. Mais son succès confirme quʼun hebdomadaire indépendant, qui pratique un journalisme critique et bien informé peut aussi gagner de lʼargent.
Marc Schindler war jahrzehntelang Journalist und Redaktor beim Westschweizer Fernsehen TSR.