«Pas une minute il ne leur viendrait à l’idée de créer les conditions d’une renaissance intellectuelle, un climat propice à l’analyse, à l’enquête, au reportage, au débat d’idées. Le terreau d’un journal qui fait la fierté d’une civilisation. Conditionnés par les roulements des tambours de la grande économie alliée au populisme, ils abdiquent devant l’information facile et le divertissement creux, les mirages destinés à endormir la capacité de discernement et l’esprit critique. Pendant ce temps, un monde s’écroule, celui de la presse écrite, tuée par ses comptables». Ainsi s’exprimait en 2010 l’auteur de ces lignes dans l’ouvrage «info popcorn» (1).
Trois ans plus tard, le tableau demeure toujours aussi sombre. La presse écrite, disons plutôt la presse papier, a vu encore ses effectifs se réduire comme peau de chagrin. Il n’est pas de mois sans qu’un journal procède à des réductions d’emplois. Le géant suisse Tamedia a joué à se faire peur au printemps dernier en laissant entendre qu’il entendait économiser plus de 30 millions de francs dans ses rédactions. Un psychodrame s’en est suivi, l’éditeur a fait marche arrière mais l’abcès n’est pas percé, l’automne sera chaud.
L’affaire Rocchi
Il l’avait déjà été l’an dernier en Suisse romande pour certains journaux comme le «Temps» où des rubriques comme le sport et la religion ont fait depuis hara-kiri. Sur le créneau du boulevard, le «Matin» a certes résisté à la tentative de mainmise émanant du groupe Ringier qui édite le «Blick» à Zurich. Mais l’hypothèse de sa disparition reste un sujet récurrent dans les brasseries du commerce. S’il devait se vérifier, un tel scénario consacrerait la suprématie des journaux gratuits, un type de média se caractérisant par son déni du commentaire quel qu’il soit. L’espace consacré aux enquêtes et aux reportages s’y voit en outre considérablement réduit. Or la critique est une composante essentielle du débat démocratique.
Certains affirment que le «Matin» n’assume déjà plus ce rôle et qu’il mériterait un sort funeste, en quelque sorte. Mais en comparaison du journal gratuit, ce quotidien est un parangon de la réflexion. Journal populaire s’il en est, il remplit aussi à sa manière une mission civique. A Neuchâtel, pour ne prendre qu’un exemple, cela fait des années qu’il met le doigt sur les dysfonctionnements qui minent la gouvernance de l’ancienne possession prussienne. Ce qui devait arriver est arrivé cet été: les révélations de Ludovic Rocchi dans une affaire de plagiat mettant en cause un professeur de l’Université de Neuchâtel ont abouti à une plainte et à une perquisition aussi musclée qu’intimidante au domicile du journaliste du «Matin».
On remercie les «vieux»
La situation est d’autant moins saine dans la presse romande que des licenciements larvés alourdissent le climat dans les rédactions. Récemment des signatures émérites ont eu la surprise de recevoir leur lettre de congé. Leur seul défaut: trop «vieux». Au delà de cinquante ans, un journaliste coûte trop cher, il faut s’en débarrasser. Synonyme de maturité et d’expérience, l’âge est pourtant un garant de la qualité rédactionnelle. Laquelle est à son tour un remblais contre les dérives de toutes sortes.
S’il veut se donner les moyens d’assurer cette qualité, synonyme de démocratie, rappelons-le, le journal ne peut se permettre de se délester de ses forces vives. Or c’est exactement le contraire qui se passe. Face au déclin inéluctable du modèle basé sur les recettes publicitaires, les grands journaux opèrent sans grande conviction leur mue sur la toile, réduisant à néant les frais d’impression et d’expédition. Mais très peu, à l’instar du «Herald Tribune», parviennent à maintenir son réseau de correspondants, voire à le densifier.
Bezos à la rescousse
Logiquement on se dit que l’économie ainsi réalisée devrait servir à accroître les effectifs, à tout le moins de mieux rémunérer les journalistes. Il n’en est rien car la publicité ne migre pas dans la même proportion sur la toile. Résultat, les journaux sont mis à l’encan sur le marché. Le rachat du «Washington Post» par le libraire en ligne Jeff Bezos participe de ce déclin. Le fondateur d’Amazon compte-t-il transformer le prestigieux titre en un journal «consommable» exclusivement sur tablette? Une chose est sûre, le nabab d’Internet ne tient pas en grande estime la presse papier. Dans une interview accordée avant le rachat du «Post» il prévoit la fin pure et simple de celle-ci au cours des prochaines années.
Si la prédiction devait s’avérer, le monde s’en sortira-t-il plus mal globalement parlant? L’histoire étant une longue répétition de bouleversements liés à l’évolution technique, nous nous trouvons probablement à l’orée d’une nouvelle ère. En matière médiatique, révélateur est le désintérêt des jeunes générations. Celles-ci ne lisent plus de journaux papier. Lisent-elles encore tout court? Le succès des réseaux sociaux incite à un optimisme mitigé car Facebook et Twitter ne protègent pas contre l’arbitraire et la superficialité.
Gouvernance dépassée
Mais d’un autre côté l’info traditionnelle se désinhibe. Elle aborde plus spontanément des rivages autrefois tabous, livre davantage à la réflexion et la contestation des rentes de situation. Dans le domaine de la santé, l’alimentation, l’énergie, l’urbanisme, les débats pullulent pour le plus grand bien de la démocratie. Reste à canaliser ce grand maelstrom vers davantage d’efficacité. Tel est le grand enjeu face à des pouvoirs politiques encore trop enclins à se raidir, figés dans la gangue de schémas décisionnels et de systèmes de gouvernance dépassés.
(1) «info popcorn – Enquête au coeur des médias suisses», par Christian Campiche et Richard Aschinger, Eclectica, 2010.