Il y a 20 ans, le peuple rejetait l’Espace économique européen (EEE). «Un dimanche noir pour la Suisse», s’exclamait Jean-Pascal Delamuraz à l’issue du scrutin du 6 décembre 1992. Feu le ministre vaudois en charge de l’Economie avait milité ardemment pour le «oui». Moins tranchée, en revanche, fut sa position en regard de l’Euro-Initiative, un projet beaucoup plus radical mort quelques mois plus tôt, mais qui n’en conditionna pas moins le scrutin.
Lancée le 23 octobre 1990, l’Euro-Initiative demandait rien moins que l’ouverture de négociations avec la Communauté européenne en vue d’une adhésion de la Suisse. Dans le comité de soutien figurent 40 personnalités des milieux parlementaires, de l’économie, de la culture, des sciences et des médias. Trois partis gouvernementaux, radical, socialiste et démocrate-chrétien, ainsi que l’Alliance des Indépendants y sont représentés. Le jour du vote sur l’EEE, l’Euro-Initiative est pourtant déjà reléguée depuis un an dans les poubelles de l’histoire. Avec «seulement» 62.000 signatures, elle n’a pas réussi à atteindre le quorum nécessaire.
Tschopp contre Blocher
L’échec de l’Euro-Initiative sera récupéré en revanche par l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) financée par le politicien UDC Christoph Blocher. Ce dernier n’a cessé de torpiller le projet qui demande l’introduction, dans la Constitution fédérale, d’un article 19 prévoyant que la Confédération entame des négociations d’adhésion avec Bruxelles.
Les promoteurs de l’Euro-Initiative, en tête desquels figurent l’économiste genevois Peter Tschopp ainsi que les parlementaires Michel Béguelin, Monika Weber, Jean-François Roth et Urs Scheidegger, dessinent les contours d’une nouvelle Suisse très ambitieuse mais somme toute dans la ligne du climat de l’époque dans une Europe désinhibée par la chute du Mur de Berlin. Novateur, le projet est aussi carrément visionnaire puisqu’il imagine une Suisse «solidaire» avec le Tiers monde et pionnière au chapitre de la protection globale de l’environnement. «L’idée est utile, excellente. Elle permettra de briser l’indolence, l’indifférence, la dangereuse inaction de notre nomenklatura helvétique», s’enthousiasme Jean Ziegler dans une lettre adressée au rédacteur en chef de «Bilan», l’un des initiateurs médiatiques du projet.
Pressenti dans un premier temps, le député tiers-mondiste ne fera pourtant pas partie du comité de l’Euro-Initiative dont l’enjeu demeure avant tout économique. Révélateur est le fait qu’un groupe de la grande distribution, Coop, soutienne officiellement le projet. «Le monde évolue très rapidement, nous devons vaincre les réflexes de peur et promouvoir l’intégration européenne», explique le président de Coop, Rolf Leuenberger. «Il y peu d’économies aussi spécialisées, et donc intégrées dans la division internationale du travail.
A part les petits pays de la Communauté européenne, on n’en voit guère sur la carte du monde. L’intégration est un fait incontournable», insistent de leur côté les initiants dans le «Manifeste» publié à l’occasion du lancement de l’Euro-Initiative. Les référendaires déclarent pourtant qu’ils ne veulent pas hâter le mouvement et ne prévoient pas de vote populaire avant 1994 ou 1995.
Décourageante prudence
Toutefois en dépit du soutien de quelques ténors de la PME comme Jean-Pierre Etter (Lem) et Georges Rochat (Valtronic), l’Euro-Initiative ne parvient pas à décoller. Des dissensions entre initiants apparaissent quand les groupes de médias Edipresse et Jean Frey, qui ont soutenu l’Euro-Initiative dès ses débuts, sont invités à passer à la caisse. Ils finiront par débourser 70.000 francs chacun pour solde de tout compte. «Des raisons financières ont rendu la récolte de signatures plus difficile que prévu», reconnaît le coordinateur Peter Tschopp qui fête parallèlement son élection au Conseil national. De fait, la base industrielle fait preuve d’une décourageante prudence, refusant d’ouvrir le porte-monnaie. Patron de la BNS, Fritz Leutwiler est le dernier à les y encourager, ce qui lui vaut d’être taxé d’ «Alleingäger machiavélique» par Peter Tschopp.
L’Euro-Initiative se heurte parallèlement à la défiance d’une grande partie des médias qui voient d’un mauvais œil son parrainage par deux francs-tireurs, les magazines économiques «Bilanz» et «Bilan». En devenant un acteur du débat politique, la presse outrepasse-t-elle sa mission qui est d’informer?, s’interrogent certains observateurs. Mais surtout elle pâtit du travail de sape des mouvements isolationnistes, notamment religieux. «Le plan de Dieu pour la nation suisse implique le maintien de la neutralité. Nous prions et votons contre ce projet», lit-on sur une annonce publiée par des «chrétiens suisses».
L’exemple norvégien
Paradoxalement c’est au sein de la Confédération que l’Euro-Initiative trouve ses meilleurs alliés. Trois ministres, Jean-Pascal Delamuraz, René Felber et Adolf Ogi, se sont fait les champions du dossier européen. Sous leur impulsion, le gouvernement est bien décidé à ratifier le traité sur l’EEE, une autoroute à six pistes entre la Suisse et ses partenaires européens. Mieux, il estime que ce grand ensemble mercantiliste n’est qu’un premier pas. Le 22 octobre 1991, le Conseil fédéral ose le grand saut: il décrète que son objectif est désormais l’adhésion à la Communauté. Une annonce qui fournit une porte de sortie inespérée aux référendaires. Le 20 novembre de la même année, ils annoncent le retrait de la procédure populaire et sa transformation en pétition. 62.000 signatures sont remises à la Chancellerie fédérale avec cet objectif: soutenir le Conseil fédéral dans sa marche vers l’EEE. Vœu éminemment pieux, on le sait.
Reste cette question: l’Euro-Initiative a-t-elle fait le jeu des europhobes en radicalisant les positions face à la perspective d’une adhésion de la Suisse à la Communauté européenne? Le Conseil fédéral a-t-il péché par excès de confiance en reprenant à son compte l’ambitieux programme de l’Euro-Initiative? Les critiques n’épargnèrent pas les europhiles du gouvernement. Le peuple n’ayant pas eu à expliquer les raisons de son choix, nul ne saura jamais la réponse mais une chose est sure: le « non » à l’EEE complique la gestion de la maison suisse. Le pays s’est englué dans les bilatérales, un processus sans cesse remis sur le métier, qui n’en finit pas de miner diplomates et législateurs, confrontés au jeu épuisant des concessions. Le plus ingrat dans ce résultat est qu’il sanctionne une idée dont l’audace n’avait d’équivalent que le talent visionnaire de quelques individus. Deux vertus très peu helvétiques. Pour une fois séduite par l’utopie, la Suisse n’aura pas la chance de connaître le destin de la réaliste Norvège, pays membre de l’EEE, qui mène ses affaires très tranquillement hors du contrôle de Bruxelles. Le beurre et l’argent du beurre que convoitaient les Helvètes.