La paroisse est pauvre, elle n’a pas de quoi s’offrir un ballon en cuir, les écoliers dribblent avec une balle en… bois de la taille d’une pomme. Pour ménager le métatarse, il convient de ne pas shooter trop violemment, ce qui n’empêche pas la balle de décoller et venir irriter les tibias des adversaires. Le retour au domicile familial se soldera par des bleus plein les jambes, les genoux et les coudes écorchés. Qu’importe si le bonheur d’une saine rivalité fut au rendez-vous. Nous sommes à Lisbonne dans les années cinquante, là où le football s’apprend dans la rue et non dans les académies.
A la même époque une équipe domine le football mondial. Les protagonistes s’appellent Puskas, Czibor, Kocsis,Hidegkuti. L’«Aranycsapat», le onze d’or hongrois, ne survivra pas à la révolution de 1956. Mais il laissera pour l’éternité le souvenir d’un style fait d’offensive et de spontanéité, le plaisir du jeu tout simplement. Les sportifs de ce temps-là ne sont pas des midinettes, ils ne se roulent pas par terre au moindre contact, la bouche tordue en une grimace de douleur feinte. Le football professionnel ne les a pas encore pervertis. Par exemple, avant de participer à un tournoi, les membres de l’équipe de Suisse doivent demander un congé au bureau ou à l’usine qui les emploie. Il en sera ainsi jusqu’en 1970, l’année où le Brésil de Pelé l’emporta sur l’Italie au terme d’une finale homérique.
Avec l’arrivée du Brésilien Havelange à la tête de la Fifa en 1974, l’argent fait irruption dans le circuit. Ses sbires inconditionnels, les tricheries, les calculs, envahissent les terrains. Les caméras cadrent de belles créatures aux lèvres pulpeuses qui miment des expressions patriotiques quand Dieu et sa main s’invitent dans la surface de réparation. En 2018 en Russie, un pas de plus est fait dans le formatage du football: Big Brother anime le spectacle. Par caméra interposée, d’obscurs voyeurs dictent leur comportement aux arbitres. Marge d’erreur zéro? Les spectateurs sur place que nous cadre la télévision russe n’ont pas l’air de s’en formaliser, ils applaudissent, la liesse est de mise. Mais qui furent ces 30’000 Argentins grimés venus soutenir leur équipe nationale au terme d’un long voyage? De toute évidence il ne s’agissait pas des grévistes de Buenos Aires, cette population en condition de précarité qui a contesté le FMI, il y a quelques jours.
Sport populaire par définition, le football sombre-t-il dans le snobisme et la futilité? Qu’en sera-t-il en décembre 2022 dans les stades lyophilisés du Qatar? Pour l’heure on est encore en Russie où les reporters saluent l’organisation du tournoi par un concert de louanges. Le pays ne ressemble en rien à l’image négative que diffuse la propagande de Bruxelles. Les habitants sont hospitaliers et charmants. On fera le bilan au lendemain de la finale du 15 juillet mais tant que la France et la Suisse gagnent, tout va bien.