«L’homme sage apprend de ses erreurs, l’homme plus sage apprend des erreurs des autres», affirmait Confucius. Mais que dit l’homme sage de la fourberie d’autrui? «Caressez un malhonnête homme, il vous fera du mal ; faites-lui du mal, il vous caressera», répond le proverbe.
Par sa naïveté, le commun des mortels est-il aussi responsable des déséquilibres financiers mondiaux? Dans le deuxième volume de son ouvrage «De crise en crise» (1), l’économiste lausannois Jean-Christian Lambelet semble le croire, qui attribue les excès menant aux crises au «comportement moutonnier» de la «très grande masse des investisseurs individuels et institutionnels». Et de prescrire le remède: «garder la tête froide, apprendre à s’informer, penser et juger par soi-même. (…) Bien des choses iraient mieux, en économie comme en politique et ailleurs dans la société, si les hommes devenaient un peu moins crédules».
Fuite en avant
Frappons-nous la poitrine, battons-nous la coulpe. Les oligopoles, les bonus, la titrisation, l’explosion des marchés dérivés, la spéculation à crédit, la bulle financière, les prêts fictifs et frauduleux, les paradis fiscaux, bref cette noire finance, ce bal des vautours que nous décrivent Jean-Michel Meurice et Fabrizio Calvi, les auteurs d’un documentaire dont personne ne sort indemne et qui sera diffusé le 23 septembre 2012 par la RTS, les mériterions-nous, d’une certaine manière?
A l’échelle collective, serions-nous les complices des fossoyeurs du capitalisme de papa, qui voyait le portefeuille de titres moyen rempli d’actions Brown Boveri, UBS et Swissair, les valeurs sûres de l’après-guerre boursier? On le sait, depuis les années Reagan et Thatcher, deux dirigeants qui ont fait sauter tous les verrous du capitalisme social, la gestion des avoirs ressemble à une fuite en avant. Les mathématiques se sont mises au service des jeux de hasard. Diffusé en boucle, le rêve américain de la villa pour tous échoue sur la plage des châteaux en Espagne. Mais quelle mouche a donc piqué le quidam pour basculer les yeux fermés dans la spéculation, le risque et l’endettement, credo de banquiers dont la seule religion est le profit au nom de la déréglementation des marchés.
Prémices grecs
La question est de mise car les lendemains pourraient déchanter dans le sillage des pays qui subissent déjà des revers de fortune. Si l’Espagne résiste, stoïque malgré son taux de 25% de chômeurs, la Grèce vit les prémices d’une révolution qui pourrait emporter un gouvernement laborieusement mis en place. «En 2013, les gens ne vont pas tarder à descendre massivement dans la rue», prédisait en juin dernier le politologue athénien Haris Goremis, un membre du parti Syriza, la gauche radicale, interrogé par le journaliste économique genevois Mohammad Farrokh.
«Le pire n’est pas toujours certain. Il y a trois ans, l’Islande, UBS et General Motors se trouvaient au bord du gouffre. Aujourd’hui ces entités semblent tirées d’affaire». Auteur d’ouvrages de vulgarisation économique (2), le journaliste Pierre Novello relativise le pessimisme ambiant. Mais face aux inégalités sociales croissantes, l’analyste ne peut s’empêcher de regretter le bon vieux temps. «Avant la dérégulation, le système fonctionnait parce que l’on ne pouvait pas emprunter au-delà d’un certain plancher. La levée de toute limite est l’une des causes principales de la crise des subprimes, amplifiée par la rupture du lien entre le prêteur et l’emprunteur».
Coterie de ploutocrates
Les dessous de la crise de 2008, le documentaire «Inside Job» du réalisateur Charles Ferguson les révélait déjà en 2010. Peu importe finalement de connaître les noms des pyromanes. Ils sévissent dans une immuable coterie de ploutocrates qui survit aux générations politiques. Des oiseaux si hauts perchés qu’ils échappent à la vindicte des lois. L’actuel locataire de la Maison Blanche a été élu parce qu’il promettait de remettre de l’ordre à Wall Street. Il voulait sans doute imiter l’un de ses prédécesseurs, Roosevelt, qui, dans les années trente, avait réussi à mâter les grands manitous de la Bourse. Au péril de sa vie, faut-il le préciser.
«On tremble, on est indigné, on souhaite que les héros s’en sortent malgré tout», commentait le «Monde» lors de la sortie du film de Ferguson. Ce point de vue reflète-t-il le sentiment d’une majorité de l’opinion publique? On peut en tout cas se demander pourquoi des aigrefins de haut vol, qu’ils soient ministres, fonctionnaires du Fonds monétaire, banquiers, assureurs ou employés d’agences de notation mériteraient plus d’indulgence qu’un voleur de gourmette.
Masses conformistes
Autres temps, autre cahier des charges? Aujourd’hui, le président des Etats-Unis ne parvient même pas à éviter la présence, dans les cercles concentriques de son cabinet, de mentors de l’administration précédente. Des personnages qui ont contribué à maintenir le système à flot par des tours de passe-passe budgétaire, tout en protégeant les responsables du krach. Non seulement ces derniers n’ont pas été punis mais ils ont été récompensés par des parachutes dorés, souvent aux dépens du porte-monnaie de Monsieur et Madame Tout-le-monde.
Remarque provocatrice: le contribuable est visé mais pourquoi s’en formaliser après tout, s’il ne pipe mot? Le citoyen baste tant qu’il sauve son bas de laine, fût-ce au prix de l’activation de la planche à billet. Si une forte inflation en résulte, il affichera sa surprise d’autant plus aisément que les clignotants n’ont jamais été au rouge. Au contraire, c’est la déflation qui guette affirment, relayés par la majorité des médias, de doctes académiciens au mépris de leurs classiques. En somme, s’en prenant au conformisme des masses, le précité Lambelet ne faisait que paraphraser Albert Einstein, lequel disait: «nous aurons le destin que nous aurons mérité».
Qui sauvera la planète finance?
Les banques centrales peuvent-elles indéfiniment actionner la planche à billets pour éteindre les incendies provoqués par les membres du club des pyromanes? L’avenir ne passe-t-il pas plutôt par un changement de mentalité, l’adoption de valeurs moins axées sur le matérialisme financier?
En 2008, l’auteur de ces lignes s’interrogeait, dans un essai d’anticipation (3), sur le plan de sauvetage des banques. «L’or de nos banques centrales suffit-il à couvrir les pertes, à nous garantir contre le déluge? On plâtre un système irresponsable qui encourage les abus, l’inégalité et la pollution. Le moment ne serait-il pas venu d’affecter les fonds de l’Etat à l’inventaire des moyens dont disposent les pompiers de l’Arche de Noé? Fixer des priorités: l’éducation, l’alimentation, l’agriculture, les transports, les logements, la santé. S’interroger sur les habitudes en matière de consommation. Celle-ci doit-elle être un but en soi?»
Le souci d’une autre utilisation des fonds publics, le journaliste scientifique américain Richard Heinberg le partage dans son dernier ouvrage, «La fin de la croissance» (4). «Depuis 2008, les gouvernements essaient désespérément de faire en sorte que la croissance reparte. Mais bien que leurs efforts se soient partiellement révélés payants fin 2009, début 2010, cette reprise ne peut être que temporaire, à cause de la contradiction sous-jacente existant au cœur de l’ensemble de notre système économique: la dépendance envers une croissance sans limite dans un monde limité.»
Au club des pyromanes, Heinberg suggère de substituer les «Clubs de sécurité commune», du nom d’un mouvement né aux Etats-Unis il y a trois ou quatre ans et dont l’idée est de «s’entraider pour faire face aux conséquences immédiates de la désagrégation de l’économie mondialisée.» C’est ainsi que pour marquer leur désengagement d’avec le système financier actuel, «les membres de nombreux clubs ont retiré leurs fonds personnels des banques de Wall Street pour les placer dans des établissements locaux et des organismes financiers coopératifs».
De plus en plus d’essayistes en conviennent: au cœur des projets de transition, les associations locales joueront un rôle important, notamment au niveau de l’information de la collectivité. Est-ce à dire que les réseaux traditionnels du pouvoir devront changer? Président de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, basée à Lausanne, Pierre Calame est de ceux qui, constatant l’impasse dans laquelle se trouve la gouvernance mondiale, appellent à un renouvellement de la conception de la politique (5). Lâcher la bride aux «territoires» pour sauver la démocratie.
(1) «De crise en crise», 2 vol., par Jean-Christian Lambelet, Slatkine, 2011.
(2) «Le guide de votre prévoyance», par Pierre Novello, Editions Pierre Novello, 2012.
(3) «Le krach mondial : chronique d’une débâcle annoncée… Et après?», par Christian Campiche, Les Editions de L’hèbe, 2008.
(4) «La fin de la croissance», par Richard Heinberg, Editions Demi-Lune, 2012.
(5) « Sauvons la démocratie », par Pierre Calame, Editions Charles Léopold Mayer, 2012.