L’auteur, le journaliste franco-suisse Ian Hamel, angle sur le passé trouble du fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller, lequel s’est compromis jusqu’à l’indignité avec l’extrême-droite française dans la sombre période qui précéda la Deuxième guerre mondiale. Lequel Eugène Schueller trouvera toujours une parade quand le bras de la justice tentera de le saisir. Fallait-il qu’il bénéficiât de relations haut placées, s’interroge l’auteur.
L’histoire ne commence pas mal, pourtant. Parti de rien, Eugène Schueller appartient à l’espèce des constructeurs d’empire. Spécialisé dans les cosmétiques, le groupe qu’il créa dans la première partie du 20e siècle semble n’avoir jamais connu de ratés. Avec des milliards de chiffre d’affaires, des milliers d’employés, L’Oréal appartient aujourd’hui au patrimoine industriel français. Schueller est même entré dans les livres d’histoire économique grâce à sa théorie du salaire proportionnel, concept fordiste qui aboutit à faire triompher l’esprit consumériste par l’encouragement de la production, assorti de rémunérations ad hoc.
Tout mythe a ses zones d’ombre. Troisième fortune de France, Eugène Schueller aurait pu se contenter de vivre sur son tas d’or sans interférer dans les affaires publiques. Mais non, ce chimiste de formation ne pouvait s’empêcher d’influencer la politique. Arroser les personnages influents était comme une deuxième nature chez lui. Socialiste au départ, il soutient allègrement la Cagoule, une organisation fasciste et antisémite. Les sous-titres du livre de Hamel suffisent à rendre le climat dans lequel il baigne: «Plutôt Hitler que le Front populaire», «Prisons avec poteau de torture», «Le Juif est l’ennemi», «Fusiller cent grands personnages», «Main basse sur les biens juifs»…
A la mort de Schueller, en 1957, c’est son beau-fils, le lisse et poli André Bettencourt, qui lui succède à la tête de L’Oréal. La culture d’entreprise de L’Oréal est fondamentalement «macho», la fille unique de Schueller, Liliane, n’avait aucune chance. En termes idéologiques, le choix de Bettencourt n’est pas innocent non plus: pendant la guerre, ce journaliste qui fera aussi de la politique s’illustre en publiant des articles complaisants par rapport à l’occupant allemand dans l’hebdomadaire collaborationniste «La Terre Française». Décédé en 2007, Bettencourt mettra un zèle particulier à reproduire la deuxième vocation de son beau-père, celle de «jardinier». Le monde politique se bousculait dans son hôtel particulier.
L’évolution de L’Oréal serait devenue indissociable d’un échange de bons procédés. La carrière de François Mitterrand doit-elle son envol au financement de sa campagne par le groupe cosmétique? Le livre de Hamel laisse le point d’interrogation mais n’est pas tendre avec le passé vichyste de ce vieux complice d’André Bettencourt. De fait, la connivence entre les propriétaires de L’Oréal et le pouvoir politique connaîtra son apogée pendant la présidence de «Dieu», avant de rebondir une vingtaine d’années plus tard. Les ennuis judiciaires que connaît aujourd’hui Nicolas Sarkozy n’y seraient pas étrangers.
Hamel précise sa démarche dans la préface: l’affaire Bettencourt, à proprement parler, les soupçons de fraude fiscale pesant sur la veuve d’André Bettencourt, le conflit qui oppose la mère et la fille, épouse Meyers, ne sont pas l’objet de son livre. «Il s’agit d’un récit d’avant l’affaire Bettencourt, une histoire secrète, tout aussi meurtrière. Avec un antihéros, André Bettencourt, dont les mémoires auraient dû, à jamais, demeurer des secrets de famille». Mais cela n’empêche pas l’auteur de traverser la frontière du côté de Genève où L’Oréal contrôle une filiale et où les Bettencourt disposaient d’un compte non déclaré ouvert par feu Eugène Schueller.
A 80 kilomètres de là, sur la côté lémanique, il y a aussi le siège de Nestlé, auquel la famille Bettencourt est liée jusqu’en 2014 par un pacte d’actionnaires. Le livre de Hamel ne fait aucune allusion à la multinationale veveysanne si ce n’est pour préciser que l’ancien PDG de L’Oréal, feu François Dalle, un proche d’André Bettencourt très au fait des montages financiers complexes, s’y rendait au moins une fois par mois.
«Les Bettencourt – Derniers secrets», par Ian Hamel, L’achipel, 2013.