En ce jour d’octobre 2003, un personnage pour le moins baroque accapare les regards des habitants de la localité de Mbé au coeur du Congo Brazzaville. Juché sur une chaise à porteurs, il porte un ample pantalon de Bédouin. Un turban blanc ceint sa tête. L’homme a 86 ans, il est le plus âgé des descendants de Pierre Savorgnan de Brazza, l’explorateur et libérateur d’esclaves franco-italien mort 98 ans plus tôt dans des conditions tragiques au retour d’une mission au Congo. En revêtant cet accoutrement, Detalmo Pirzio Biroli se mimétise avec son illustre ancêtre, tel que l’immortalise un cliché de Nadar.
L’image du photographe date de 1882. Cette année-là, Pierre Savorgnan de Brazza est l’homme à la mode à Paris. De sa dernière expédition au Congo, il a ramené un traité signé avec Iloo 1er, le roi des Batékés, une ethnie dont l’influence s’étend jusqu’au Gabon voisin. Brazza et Iloo ont noué une amitié qu’ils ont scellée dans le sang. Pour le souverain batéké, le terme de protectorat n’est pas un vain mot. Iloo 1er attend de la France qu’elle contre les visées d’un autre explorateur, le journaliste américain Stanley, mercenaire, lui, du roi des Belges. Tout, dans la méthode de colonisation, oppose Brazza et Stanley. Le premier privilégie l’approche pacifique et cultive un projet de développement pour l’Afrique. Le second n’hésite pas à manier la carabine pour un oui ou pour un non.
Brazza a-t-il été empoisonné?
L’histoire ne sera pas ingrate. Au moment de la décolonisation, dans les années soixante, la ville de Brazzaville ne changera pas de nom à la différence de Stanleyville ou Léopoldville qui ne résisteront pas à l’épreuve du souvenir. Dans la mémoire collective, en effet, le nom de Brazza reste associé à la libération des esclaves. Dans son récit « Voyages dans l’ouest africain 1875-1877″, Brazza raconte comment il fut amené à prendre très tôt cette décision. La méthode utilisée était simple: Brazza affranchissait les esclaves après les avoir rachetés. Il fallait d’abord que ceux-ci se présentent à lui en affichant une intention bien claire. « Je leur montrais le mât sur lequel flottait notre drapeau. Ils n’avaient qu’à le toucher pour qu’on détache leurs chaînes. Notre bannière flottait majestueusement au vent, signifiant au monde qu’elle était là pour protéger les déshérités ».
Un idéal que Brazza paiera finalement de sa vie. En 1905, alors qu’il mène à Alger une existence retirée avec son épouse, Thérèse de Chambrun, et sa progéniture, Paris lui confie un mandat délicat. Des missionnaires ont fait part d’exactions commises au Congo par des colons français. Brazza se rend sur place et consigne ses observations dans un carnet. Ce qu’il voit le révolte. La population locale est maltraitée, l’esclavage a repris ses droits. Il tombe bientôt malade, on doit le rapatrier d’urgence. Celui que le journaliste et écrivain Georges Cerbelaud surnomma le Père des esclaves meurt à Dakar, Brazza n’a que 53 ans. Il sera enterré à Alger. Jusqu’à la fin de ses jours, sa veuve, qui l’a accompagné au Congo, ne cessera d’affirmer qu’il a été empoisonné. Le doute s’épaissit par le fait que l’on ne retrouvera jamais les notes de voyage de Brazza.
Mausolée de marbre blanc
Près d’un siècle plus tard, la virée pittoresque de Detalmo Pirzio Biroli au Congo Brazzaville tire sa légitimité de ce glorieux passé. Ancien observateur européen en poste au Mali, ce Frioulan a répondu à l’invitation du « Makoko », le « chef », Gaston Ngaouayoulou, souverain des Batékés. Invoquant les liens étroits qui unissaient Brazza à Iloo 1er, Ngouayoulou propose que les restes de l’explorateur soient transférés à Mbé, le chef-lieu batéké. Pirzio Biroli donne son accord non sans avoir obtenu le feu vert du président du Congo Brazzaville, Denis Sassou Nguesso, qui tient le pays d’une main de fer depuis 1979.
En 2004, le Makoko Ngouayoulou meurt dans des conditions suspectes et Detalmo Pirzio Biroli le suit dans la tombe deux ans plus tard. Héritant du dossier, son fils Corrado Pirzio Biroli, fonctionnaire retraité de l’Union européenne, ne semble pas s’offusquer du projet du dictateur congolais, un mausolée de marbre blanc au centre de Brazzaville, destiné à recevoir la dépouille de Pierre Savorgnan de Brazza. Coût de la construction: 15 millions d’euros. De l’accord initial conclu entre Detalmo Pirzio Biroli et le Makoko, l’idée d’installer la sépulture de Brazza à Mbé, il ne reste plus rien.
C’est alors qu’interviennent les autres descendants de Brazza, une quinzaine de personnes établies dans différentes contrées d’Europe. Se dissociant de Corrado Pirzio Biroli, ils dénient à ce dernier la qualité d’unique représentant des héritiers de Brazza, ce qui leur permet juridiquement de bloquer la procédure au nom de la législation française – Brazza est enterré dans un cimetière placé sous la juridiction de la France – avant de refuser le transfert des restes de l’explorateur au motif que les traditions du lieu et l’histoire des Congolais ont été violées. Parallèlement, ils exigent du gouvernement congolais qu’il légitime le successeur de Gaston Ngouayoulou, le Makoko Auguste Nguempio. Ils demandent aussi notamment la construction d’une route entre Mbé et Brazzaville et la restauration du Lycée Savorgnan de Brazza à Brazzaville.
Les promesses de Sassou n’ont pas été tenues
Le 29 septembre 2006, le président Sassou convoque à Naples l’une des descendantes de Brazza, Idanna Pucci. La rencontre est houleuse, le despote particulièrement nerveux car le baptême du mausolée est programmé quelques jours plus tard en présence de Philippe Douste-Blazy, alors ministre des Affaires étrangères français. Le chef de l’Etat congolais a un besoin impérieux du paraphe des héritiers, sans quoi il devra tout annuler, il perdra la face. Titulaire du Grand Prix Documentaire 2012 du Festival du cinéma italien d’Annecy, le film « Afrique Noire, Marbre blanc » du réalisateur Clemente Bicocchi retrace l’épopée congolaise de Brazza et le combat pour faire respecter sa mémoire. Un dessin animé pour le moins suggestif fait revivre la scène où Denis Sassou Nguesso tente d’impressionner son interlocutrice. Celle-ci tient bon, elle obtiendra finalement que le président de la République du Congo signe le document. Si bien que le 3 octobre 2006, l’inauguration pourra avoir lieu en grande pompe à Brazzaville. Des soldats en tenue d’apparat introduiront dans le mausolée le cercueil de Brazza, ramené quelques heures plus tôt d’Algérie, via Libreville au Gabon.
Las, la paix ne sera pas longue. En 2008, les descendants de Brazza se rendent à l’évidence: aucune des promesses de Sassou n’a été tenue. S’engage alors une action en justice auprès du Tribunal de Paris contre le président congolais. Elle est menée par William Bourdon, l’avocat parisien de Transparency International, l’ONG qui a déposé plainte contre des chefs d’Etat africains et leurs familles, dont Denis Sassou Nguesso, pour recel de détournement de fonds publics dans l’affaire dite des Biens Mal Acquis (BMA). En face de lui, William Bourdon a Jean-Pierre Versini-Campinchi, un vieux routier des arcanes politico-financières, qui plaida la cause de Jean-Christophe Mitterrand dans l’affaire des ventes d’armes à l’Angola.
La première manche tourne à l’avantage de la défense de Denis Sassou Nguesso. En 2011, le Tribunal de Grande Instance de Paris rejette la plainte des descendants de Brazza, lesquels feront appel en décembre 2012, revenant à la charge avec de nouveaux éléments issus du documentaire « Afrique Noire, Marbre blanc ». On est là aujourd’hui. Au juge qui a estimé en substance que la partie « appellante » n’a pas assez étayé ses accusations de preuves photographiques suffisantes, Me Bourdon réplique: « La République du Congo dénie tout caractère essentiel aux obligations méconnues sans nier celles-ci, les reconnaissant de la sorte implicitement. (…) Il apparaît, de façon assez funeste, que la signature du protocole d’accord n’a pas eu d’autre objet que de permettre à Monsieur Denis Sassou Nguesso, en quelque sorte en instrumentalisant la mémoire de l’explorateur, d’effectuer une opération politique, à usage interne, tout en se montrant très dédaigneux et méprisant des souhaits des descendants de Monsieur Pierre Savorgnan de Brazza, et par conséquent, des obligations auxquelles il avait librement souscrit ».
Les mânes d’un roi le réclament aussi
Face à la mer, sur les hauts du cimetière du Boulevard Bru à Alger, un monument propose cet épitaphe: « Sa mémoire est pure de sang humain ». Le tombeau de Brazza est désormais en déshérence après été profané par des inconnus puis vidé lors du transfert de la dépouille au Congo. Les descendants de Brazza demandent le rapatriement de ses restes mortuaires en Italie, motivant leur requête dans une prise de position remise à la presse en janvier 2013. « Brazza aurait été choqué par le coût démesuré du mausolée qui a toute l’apparence d’un temple maçonnique. La franc-maçonnerie africaine tire sa légitimité de la légende maçonnique de Brazza. La vérité est que Brazza renonça à la franc-maçonnerie en 1904. Il estimait que cette institution avait trahi ses propres principes de justice et d’équité en pactisant avec les sociétés au profit d’un système colonial inhumain. Il aurait considéré cette construction comme une atteinte à la dignité de la population qui vit dans des conditions très précaires. Brazza s’est battu jusqu’à sa mort pour défendre les droits des habitants du Congo, du Gabon et de la République Centrafricaine. Il n’a tiré aucun enrichissement de son action ».
Brazza finira-t-il par trouver la paix? Dans la forêt de Mbé, au Congo Brazzaville, les mânes d’un roi le réclament aussi. Peu de chance toutefois que les sujets du Makoko actuel obtiennent cette faveur du gouvernement de Brazzaville, hostile aux Batékés. Le Père des esclaves dérange encore.