Par Maître Taoufik OUANES, Avocat à Genève et à Tunis
Mal informés, car ils ne connaissent pas l’originalité du rôle de la Suisse fortement caractérisé par la neutralité, concept positif, actif et utile. Il n’est pas nécessaire de revenir sur la théorie et la pratique de la neutralité suisse qui sont devenues une référence qu’on enseigne dans les écoles des sciences politiques du monde entier et dans les instituts de formation des diplomates dans toutes les capitales. En plus de la neutralité, l’humanisme qui caractérise la philosophie politique de la Suisse, universellement consacrée par le mouvement de la Croix Rouge et l’action du CICR a largement contribué à la pacification et la résolution de plusieurs conflits internationaux. A titre d’exemple citons le rôle fondamental joué par la Suisse dans les négociations d’Evian, qui ont aboutis à l’indépendance de l’Algérie, un des conflits les plus douloureux du 20ième siècle. Cette indépendance, favorisée par l’action de la diplomatie suisse, a pratiquement mis fin à la colonisation dans le monde, une des pratiques les plus honteuses de l’histoire de l’humanité.
Un autre exemple aussi important est le grand rôle joué par la Suisse pour mettre fin à la guerre froide entre l’Est et l’Ouest en étant la cheville ouvrière dans le long et complexe processus de la préparation de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération Européenne (CSCE) et des accords de Helsinki.
Ces deux exemples -il y en a beaucoup d’autres- sont malheureusement très peu connus en Suisse, surtout par la jeune génération. Cette méconnaissance répand chez les suisses, un sentiment diffus et déprimant qui consiste à penser que la Suisse est un petit Etat, neutre, et impuissant dans le concert des nations. Il doit donc « se faire oublier » pour pouvoir encore jouir de sa prospérité économique « en cachette » et avec le strict minimum de contact avec le monde extérieur. Cette façon de se percevoir politiquement et de se comporter diplomatiquement a enraciné d’une manière insidieuse dans l’inconscient politique suisse -aussi au niveau individuel que collectif- une tendance à s’isoler du monde extérieur et d’un quasi rejet de tout ce qui est non suisse. Cette tendance a très vite évoluée en un réflexe de d’indifférence vis-à-vis de tout ce qui se passe et ou peu se passer en dehors des frontières de la Suisse. Alors on détourne le regard et on se ferme frileusement. Quitte à renier les valeurs et les principes profonds qui ont été à l’origine même de la naissance de la Suisse en tant que pays et en tant qu’Etat. Ces mêmes principes sont également à l’origine du concept même de la citoyenneté suisse. Ces principes, valeurs et vertus ne sont autres que la recherche de l’entente et du compromis, l’ouverture et la tolérance des fondamentaux pour pérenniser l’existence même de la Suisse. Sans ces fondamentaux, le canton de Genève n’aurait pas fêté son entrée à la Confédération helvétique il ya 200 ans et serait resté un « territoire européen» qui aurait pu, lui aussi, tomber sous le couperet d’une votation d’un certain 9 février deux siècle plus tard !!
Ceci pour les mal informés !!
Pour les mal intentionnés c’est une toute autre histoire. Ceux-là connaissent les valeurs fondatrices de la Suisse, son passé et son rôle très positif dans les relations internationales mais, en même temps, prêchent pour une attitude frileuse et isolationniste. Ceux-là ne font que se renier eux-mêmes ou -plus grave- œuvrer pour des agendas politiques régressifs et étroits.
Ainsi comment peut-on prétendre aimer la Suisse et vouloir la spolier de son rôle international qui lui est tellement spécifique et qui est tellement apprécier partout dans le monde ? Comment prétendre aimer la Suisse tout en essayant de la couper de son contexte politique et civilisationnel qui est, définitivement et inéluctablement celui de l’Europe ? Comment prétendre aimer la Suisse lorsqu’on veut la vider de son âme humaniste et humanitaire ? Vouloir cela c’est s’inscrire dans les idées qui minimisent et péjorativent la Suisse en voulant l’enfermer dans le concept réducteur et folklorique de « banque, montre et chocolat ».
Mais ce qui est regrettable dans tout cela, c’est que cette conception réductrice commence à faire son chemin, aussi dans les milieux des décideurs de la politique extérieure suisse et des concepteurs de l’image internationale de la Suisse.
Ainsi, ce n’est pas par hasard que certains pays étrangers prennent certains prétextes tels que la lutte contre l’évasion fiscale pour asséner des coups douloureux à la Suisse qui frisent l’atteinte à sa souveraineté. Les dictats de l’administration américaine -et bientôt française- en matière de secret bancaire n’auraient pas pu avoir lieu d’une manière aussi humiliante si la Suisse avait une politique et un rôle importants sur la scène internationale. Il ne faut pas être un génie des relations internationales pour comprendre que les USA et la France et bien d’autres pays impliqués dans des conflits internationaux de plus en plus complexes, ont le besoin réel d’un pays comme la Suisse pour jouer le rôle de médiateur politique et humanitaire dans des zones de conflits et de tensions.
Sans minimiser les efforts très louables du Conseiller Fédéral Didier Burkhalter, il est regrettable de reconnaitre que le rôle de la Suisse dans la crise ukrainienne n’est dû qu’au hasard du calendrier de la présidence tournante de l’OSCE. Il est également regrettable que la diplomatie humanitaire et le savoir faire des négociateurs suisses soient absents du Moyen-Orient, du Sahara occidental, du Sud-est asiatique etc.
L’importance de la diplomatie d’un pays ne se mesure ni à sa taille ni à sa place géostratégique. Elle se mesure à sa crédibilité auprès des parties en conflit, à son apport pacificateur et humanitaire et à son doigté et au raffinement de ses diplomates.
La Suisse dispose de tous ces atouts pour jouer un tel rôle, mais elle le joue de moins en moins. Cela vaut la peine de se poser la question pourquoi ? Et comment ressusciter un tel rôle.