Le but de toute négociation internationale est d'arriver à un accord où chaque partie trouve un certain intérêt. Ces intérêts réciproques doivent en principe être raisonnablement équilibrés. C'est le principe du "win win" ou "gagnant gagnant". D'une manière paradoxale, l'accord conclu en cette fin d'année entre le Royaume Uni et l'Union européenne est un accord "perdant perdant " comme qualifié par Michel Barnier négociateur en Chef de l'UE!
Les voix qui veulent que la Susse conclût un accord avec l'Union européenne semblable à celui du Brexit ou bien se trompent ou bien intentionnellement cherchent à compliquer davantage les négociations du fameux accord institutionnel. Pour expliquer ce risque réel trois idées importantes doivent être présentes à l'esprit.
Il faut comparer le comparable
L'accord du Brexit est un accord de séparation entre le Royaume Uni et l'UE, or le but des négociations entre la Suisse et l'UE est d'arriver à un accord de rapprochement et d'intégration "gagnant gagnant ". La logique de toute séparation, même convenue, est une logique négative et souvent destructive. On cherche à empêcher que la partie en face, j'allais écrire adverse, gagne quelque chose. En revanche, la logique d'intégration est souvent positive et constructive car les parties acceptent le principe des gains réciproques. La dynamique de la négociation et l'état d'esprit des négociateurs sont conditionnés par la volonté de surmonter les difficultés. Or dans les négociations de séparation génèrent souvent les tensions et des pressions réciproques et se caractérisent par des adversités et des conflits. La conclusion « aux forceps » de l'accord du Brexit n'est donc pas de la même nature que les négociations entre la Suisse et l’UE, même si leur maturation est lente et complexe. Mais au-delà des considérations générales du process de ces deux négociations sont largement différentes, la substance et le contenu de ces deux process ne peuvent être comparés. A titre d’exemple, on citera 2 sujets importants : la soumission au droit européen et le règlement des différends.
2. Soustraction ou soumission au droit européen
L'accord du Brexit a accepté que le Royaume Uni, n’étant plus membre de l'Union, le droit européen ne lui est donc plus applicable en tant que tel par une quelconque technique de transformation quasiment automatique loin des procédures de nature strictement législatives. L’autre moyen de l’application de droit européen au Royaume-Uni était l’immédiateté de son caractère obligatoire et sans autres formalités pour sa mise en œuvre. Maintenant que le Royaume Uni est sorti de l'UE, le Brexit invalide ces procédures simplifiées et le Royaume Uni reprend toute ses prérogatives exclusives de légiférer avec ses corollaires de lenteur et de complexités propres à tout acte législatif. Certes, c’est un droit souverain que repend légitimement le Royaume-Uni, mais il en pratique représente un frein important à toute coopération internationale intense qui très souvent requière rapidité et efficacité dans un monde de plus en plus concurrentiel et globalisé. C’est un choix politique fait à la suite du référendum du 23 juin 2016 et il n'y a rien à redire. C’est une conséquence directe de la nature « perdant perdant » de l’accord sur le Brexit.
L’application du droit européen en Suisse a, jusqu’à présent, adopté d’autres modalités pour accéder au marché européen, essentiellement l‘engagement par la Suisse à édicter des normes équivalentes aux normes européennes ou à reprendre le droit européen existant. Pour l’écrasante majorité des quelques 120 accords qui lient la Suisse à l’UE ces modalités n’ont pas engendré pas de grandes difficultés. Seuls cinq de ces accords paraissent avoir nécessité une solution plus substantielle et un consentement mutuel plus institutionnalisé. Certes, ces cinq accords touchent des domaines importants et délicats : il s’agit de la libre circulation des personnes, du transport aérien, du transport des marchandises et de voyageurs par rail et par route, des échanges de produits agricoles et la reconnaissance mutuelle en matière de conformité.
C’est dans cette perspective que des négociations difficiles se sont engagées depuis plusieurs années. C’est ce qui est communément connu comme le projet d’un accord institutionnel destiné à offrir à l’avenir un cadre permettant une application plus homogène et efficace des accords existants et futurs entre la Suisse et l’UE. Certes, ces négociations sont délicates par définition et il ne s’agit nullement de minimiser leurs difficultés et leurs défis. Le premier grand défi est la volonté, à la fois de garantir la sécurité juridique dans le domaine de l’accès au marché et de préserver l’indépendance et l’ordre juridique de la Suisse. Ceci sans porter atteinte à l’intérêt légitime de l'UE de voir son ordre juridique interne continuer à s’appliquer d'une manière un tant soit peu cohérente.
Sans dire que le choix est simple, une pesée des intérêts de la Suisse fait apparaître une claire inclination de l’intérêt de la Suisse à recherche résolument un accord avec l'UE sur ce projet d’accord institutionnel. Pas à n’importe quel prix mais tout en évitant de se figer sur des positions rigides qui s’agrippent à des pseudo principes nationalistes ou souverainistes.
Il en va de même pour le règlement des conflits et de la reconnaissance de la compétence de la Cour de Justice Européenne.
3. Règlement des conflits et compétence de la Cour de Justice de l'UE
Le projet d’accord institutionnel a été négocié durant de longs mois et années et ce n’est pas encore fini. Mais en novembre 2020, le Conseil Fédéral a déterminé sa position estimant que le projet correspond largement aux intérêts de la Suisse et a repris contact avec l’UE en vue de continuer les négociations pour les mener vers une conclusion finale. Il faut reconnaitre que ces négociations ont substantiellement avancé dans la recherche du consentement des parties. Un des domaines où des progrès importants ont été réalisés concerne la compétence de la Cour de Justice Européenne vis-à-vis de la Suisse. En termes généraux, ces progrès consistent dans la conservation du mécanisme des Commissions mixtes pour résoudre les conflits en cas de divergence sur l’interprétation ou l’application des accords bilatéraux entre la Suisse et les pays membres de l’UE. Enceinte de recherche d’un consensus, ces commissions ne sont pas dotées d’un pouvoir décisionnel vis-à-vis des parties qui, dans la plupart des cas arrivent à des solutions mutuellement acceptées. Pour les Etats membres de l’UE, ces commissions mixtes sont coiffées par la Cour de Justice qui, en cas d’échec des commissions mixtes, peut prononcer une décision contraignante basée sur l’interprétation ou l’application du droit européen. On peut comprendre qu’un tel mécanisme ne peut être retenu vis-à-vis de la Suisse, pays non-membre de l’UE et dont le système constitutionnel fédéraliste risque de dresser des obstacles insurmontables à la mise en œuvre d’un tel mécanisme. Malgré l’insistance de l’UE, la tendance actuelle des négociations semble se diriger vers un réel assouplissement de ce mécanisme qui consisterait alors à ne recourir à la Cour de Justice que dans sa dimension interprétative du droit européen et non dans la dimension de son application coercitive. Une telle approche semble en mesure de pouvoir aplanir cette divergence entre la Suisse et l’UE car elle préserve les spécificités constitutionnelles de la Suisse Etat fédéral et non-membre et un rôle effectif de la Cour de Justice de l’UE en tant qu’instrument de cohérence et d’uniformité de l’interprétation du droit européen.
Également sur ce point, l’exemple de l’accord sur Brexit n’est pas pertinent pour la Suisse car le Royaume-Uni est dans une logique de scission et non de recherche d’un rapprochement.
On peut multiplier les exemples qui démontrent que l’accord sur le Brexit n’est ni pertinent ni propre à s’en inspirer dans les négociations entre la Suisse et l’UE.
Cependant un certain nombre d’autres remarques s’imposent pour persévérer dans cet effort et ne pas faire avorter ces négociations, aussi lentes et compliquées qu’elles soient.
Il est important de garder à l’esprit que la Suisse n’est pas dans une position ni géographique ni de taille économique suffisante pour se « payer le luxe » de s’isoler de tout son entourage terrestre et aérien européen. Le Royaume-Unis s’est permis de prendre un tel risque. Il n’est cependant pas du tout sûr que d’importantes conséquences et complications ne tarderons pas à se faire sentir.
Ainsi, l’accord sur le Brexit ne peut en aucune façon constituer un modèle ou un exemple de succès pour les négociations entre la Suisse et l’UE. La Suisse ne peut pas et ne doit pas « antagoniser » économiquement son contexte proche et son entourage européens. Il ne faut pas oublier que 51% des exportations de la Suisse vont aux pays de L’UE et 69% de ses importations en proviennent.
Bien que la Suisse possède d’excellents atouts pour négocier un bon accord avec l’UE, les avantages d’un tel accord « gagnant gagnant » sont de très loin préférables aux risques d’un non-accord qui ne sera que « perdant perdant », surtout pour la Suisse.
Ainsi, les chantres de la non-coopération avec l’UE doivent bien réfléchir avant d’attiser les sentiments nationalistes ou les théories souverainistes qui ne peuvent qu’être nocives pour la poursuite sereine de ces négociations et en définitive sur les intérêts de la Suisse. Ceci risque même d’avoir un impact négatif sur les relations humaines et sociales entre les citoyens suisses et les autres citoyens européens.
Pour finir, il faut aussi noter que l’UE doit un peu contrôler l’attitude quelque fois « verticale » et un soupçon hautaine adoptée dans ces négociations. S’obstiner dans une volonté effrénée de procéder à l’intégration européenne avec la méthode « à prendre ou à laisser » ne doit plus avoir lieu dans un monde ou les relations économiques et sociales deviennent de plus en plus complexes et enchevêtrées.
De part et d’autre, il y a un urgent besoin d’avoir des négociateurs compétents et inventifs et non intransigeants et doctrinaires.
Taoufik Ouanes, Swiss and Tunisian, is a lawyer and consultant in Tunis and Geneva. He graduated from Tunis, Geneva and The Hague. For many years he was a UN Staff member and professor of international law and international relations. He is author of books and several articles on international relations.
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